Il y a trente ans, Tim Berners-Lee, scientifique au CERN, a posé les bases du World Wide Web. Qui aurait imaginé alors qu’il révolutionnerait mondialement la façon de communiquer et de s’informer ? En France, les foyers commencent à s’équiper de connexions Internet au milieu des années 1990, mais le véritable essor a lieu dans les années 2000. A l’occasion de cet anniversaire, les lecteurs de Pixels ont replongé dans leurs souvenirs de surfs sur le Web.

En ce temps, l’expression « se connecter à Internet » avait tout son sens. Pour naviguer, il fallait activer un modem à 56 kilobits par seconde avant d’envisager d’ouvrir une page Web. Retentissait alors une succession de tonalités, « tillilits » et autres grésillements : le fameux « bruit du modem ». « Une petite numérotation aiguë synonyme de connexion à l’immensité du monde à l’autre bout du fil », résume Nicolas Cavadini, 36 ans, entrepreneur à Paris.

Modem 56k
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« La première fois, en 1995, j’ai été très surprise par ces bruits. Je ne savais pas trop ce qui allait se passer », se souvient Bozeanne Davis. L’internaute de 52 ans explique :

« J’étais sûre que je verrais apparaître un lapin blanc, tellement j’envisageais ça comme une sorte de tour de magie informatique. J’avais vu ça dans des magazines. Des amis m’en avaient parlé. Mais l’avoir en vrai chez moi, ça prenait une autre dimension. »

Les forfaits des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) s’avéraient chers et limités, et les connexions se faisaient par ligne téléphonique, empêchant quiconque de téléphoner dans le foyer en même temps. « Avec ma sœur, nous devions nous répartir le temps de connexion. (…) Nous notions sur un carnet les heures de connexion et déconnexion », raconte Audric Gueidan. Baptiste Robert, 24 ans, se souvient de sa « mère criant dans la montée d’escalier tu éteins Internet, je dois passer un coup de fil ! » D’autres, comme Michaël Cardoso, ont découvert les joies de la connexion grâce à la Dreamcast, une console de jeu. « Mais mon émerveillement a été proportionnel à la punition que j’ai pu recevoir suite à la réception de la facture téléphonique ! »

America Online, dit AOL, est à l'époque le premier fournisseur d'accès américain. Il est aussi un des premiers à investir le marché français. / D.R.

Des URL sur les boîtes de céréales

L’ombre de la facture salée a obligé une génération de parents à superviser sa progéniture internaute. Il fallait « une raison sérieuse : préparer le bac ! », assure Nicolas Cavadini.

« Et là, la magie fit son œuvre : après une recherche sur [le moteur de recherche ] AltaVista, des dizaines de sites personnels sur fonds noirs avec textes bien fluo me proposaient des fiches de lectures, des explications de textes, bref toutes les notes de cours que je n’avais pas pris le temps de prendre. Merci Internet, grâce à toi, j’ai pu assurer un honorable 12/20… »

Pour beaucoup de surfeurs, la rencontre avec la Toile s’est faite dans des cybercafés, sur les lieux de travail, dans les universités. « Dans mon école primaire, on avait un club Internet où l’on se réunissait à 10 élèves avec un instit' chaque midi », détaille Martin Uy, 32 ans.

« Chacun devait glaner des adresses de sites Internet car les moteurs de recherche n’existaient pas. On les trouvait sur des affiches, des boîtes de céréales. Dans mon souvenir, c’était comme une espèce de chasse au trésor. On attendait avec impatience la prochaine réunion, pour visiter ce monde secret, accessible uniquement avec ces codes. »

Discuter avec des gens partout dans le monde

Les internautes de la première heure ont affaire à des pages Web assez rudimentaires. « En 1994, le seul navigateur dont nous disposions était l’utilitaire Lynx et les pages s’affichaient uniquement au format texte : pas d’image, pas de sons… », résume Guilhem Ensuque, 44 ans.

Les longues heures de navigation auront raison du job étudiant d’Anaïs Bienvenu au mitan des années 1990 :

« J’étais chez Compaq France en tant que standardiste. J’ai allumé mon premier ordinateur là-bas, on aurait dit une poule devant un œuf. Je surfais sur AltaVista. La Toile avait à l’époque tout son sens car on allait d’une page à l’autre, happé par la curiosité, le hasard ou l’ennui. (…)Je ne répondais plus à aucun appel tellement j’étais prise dans ce tissage. Quelques mois après j’étais virée. »

Le premier surf d’Eric Bourgeois n’a pas menacé son travail mais ses relations familiales. Il est en voyage en 1997 en Caroline du Nord quand un collègue décide de l’épater en lui montrant un moteur de recherche.

« C’est magique pour le petit frenchie que je suis alors. J’interroge alors le Net avec le nom de mon frère. La machine me route alors vers la communauté homosexuelle, mon frère ayant pris le joli pseudo de Pingouin. Je n’en reviens pas ! C’est la stupeur ! Devant ces éléments de preuves venus d’Outre-Atlantique, mon frère fait son coming-out. Mes parents, très cathos, n’en dormiront pas pendant des années ». 

S’il culpabilise encore un peu, Eric rassure : « Depuis, mon frère assume parfaitement sa situation et file le parfait amour avec son compagnon ».

30 ans du Web : quand la télévision française découvrait Internet
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Pour nombre d’internautes de l’époque, les premiers surfs sont aussi synonymes de tchats, à discuter jusqu’à des heures avancées de la nuit avec des gens partout en France ou dans le monde. Comme sur les salons de Caramail classés par thèmes ou tranches d’âge ou sur MSN Messenger pour les discussions privées. « Avec l’option wizz en plus, qui permettait de faire vibrer l’écran du destinataire d’un simple clic. Je rêverais de voir cette option apparaître sur WhatsApp ! », écrit Benjamin D.

Luména Duluc, elle, préférait converser sur Internet Relay Chat (IRC), lorsqu’elle était en prépa lettres en 1997. Elle se souvient des premiers « ASV » – « âge, sexe, ville », une demande que faisaient souvent les internautes pour démarrer une conversation. Mais aussi de l’arrivée des « demandes de photos et les non, désolée, je n’ai pas de scanner ! ». Elle prend conscience à l’époque des enjeux de l’e-réputation : « Avec mon prénom, je comprends très vite que je n’ai pas intérêt à le rendre visible si je ne veux pas qu’on me retrouve vite en vrai. »

CaraMail aura marqué la génération des 20-30 ans qui découvraient à la fin des années 1990 les joies de la discussion en ligne avec de parfaits inconnus. Nombre d'histoires d'amour ou d'amitié seront nées sur les différents fils de discussions thématiques du site français. / D.R.

« J’étais contre le fait d’avoir Internet ! »

De nombreux témoignages rapportent aussi l’enthousiasme quand, en 1999, fut lancé Napster, un catalogue de musique en ligne et l’un des premiers services à recourir au partage de fichiers en pair à pair. Où télécharger une chanson en MP3 pouvait prendre plus d’une heure et reconstituer la compile idéale une semaine. « Un jour, dans les années 1990, j’entends dans une mini-boîte toulousaine la reprise de Ça plane pour moi par Sonic Youth, groupe que je vénérais et encore aujourd’hui. J’ai demandé à l’époque à tous mes amis s’ils pouvaient acheter le 45 tours s’ils le trouvaient. Peine perdue, jusqu’à Naspter : 20 minutes de téléchargement pour retrouver cette excellente reprise », raconte Olivier Birotheau.

De nombreux témoignages font toutefois état d’une certaine circonspection. Seb le dit tout de go :

« Toute personne me connaissant n’en croira pas ses yeux : j’étais contre le fait d’avoir Internet ! Fin 1998, je lisais les magazines et notamment Joystick qui venait accompagné chaque mois de son CD-ROM. Et pour moi, à l’époque, tout ce dont j’avais besoin se trouvait dedans. »

Agathe complète : « Lorsque ma grande sœur a voulu me faire une démonstration en ouvrant la page de Yahoo!, je me rappelle m’être demandée ce que cela avait de si fou, quelques lettres en couleur sur un fond blanc. »

Lorsque son ordinateur a été connecté chez elle pour la première fois, Catherine s’est même inquiétée : « J’ai eu comme le vertige en imaginant que ce minuscule branchement m’ouvrait à la planète. La première nuit je me suis réveillée en panique, en ayant l’impression que Big Brother était chez-moi, je me suis levée et suis allée débrancher, c’était trop énorme. Une parano pas infondée avec le recul… »