Quarante-sept ans après le Bloody Sunday (« Dimanche sanglant ») de Londonderry, l’un des plus tragiques épisodes de la répression du soulèvement nationaliste en Irlande du Nord dans les années 1970, le parquet de cette province britannique a annoncé, jeudi 14 mars, que seul l’un des dix-sept soldats mis en cause dans la mort par balles de treize manifestants allait pouvoir faire l’objet de poursuites pour le « meurtre » de deux personnes et les « tentatives de meurtre » en ayant visé deux autres.

« Ces meurtres ont aggravé et prolongé le conflit »

Selon le procureur Stephen Herron, des « preuves suffisantes » pour tenir de telles accusations n’existent qu’à l’encontre d’un ancien para surnommé « soldat F » dans le dossier car il bénéficie de l’anonymat. Cette décision limitée a été accueillie avec déception par les familles des victimes qui se battent depuis près d’un demi-siècle pour que les coupables soient poursuivis et jugés. Avant l’annonce de cette décision, jeudi matin, des proches des victimes ont défilé sous la pluie tenant des portraits en noir et blanc portant les noms des personnes tuées et un seul mot : « Justice ».

« Notre déception est terrible, a déclaré John Kelly, dont le frère Michael, alors âgé de 17 ans, est mort sous les balles du « soldat F ». Notre route a été longue depuis que nos frères ont été brutalement assassinés dans nos rues. Le coût total du Bloody Sunday ne se mesure pas seulement en nombre de morts. Ces meurtres ont aggravé et prolongé le conflit. » « Au fil du temps, tous les parents des défunts sont morts mais nous sommes ici pour prendre leur place », a-t-il ajouté au bord des larmes. A l’époque, la photo d’un prêtre catholique agitant un mouchoir taché de sang alors qu’il venait en aide à une victime, ce 30 janvier 1972, avait fait le tour du monde.

Soldats blanchis peu après les faits

Le drame s’était produit lors d’une manifestation de défense des droits civiques contre une nouvelle loi qui permettait des incarcérations indéfinies sans procès. Les affrontements entre les manifestants et les soldats britanniques envoyés deux ans plus tôt par Londres pour ramener l’ordre, avaient débuté quand ces derniers avaient reçu l’ordre de procéder à de multiples arrestations dans le quartier nationaliste de Bogside contre des jeunes jetant des pierres. Au total, 21 soldats ont fait usage de leur arme à feu tuant 13 personnes – dont six étaient âgées de 17 ans – et en blessant quinze.

Peu après les faits, un tribunal local avait blanchi les soldats. Mais en 1998, le nouveau premier ministre travailliste, Tony Blair, a chargé une commission présidée par lord Saville d’établir les faits et les responsabilités. Publié en 2010, son rapport établit qu’aucune des victimes n’était armée, qu’aucun des soldats n’avait été menacé, qu’aucune sommation n’avait été faite et que les militaires avaient commencé en ouvrant le feu. Cela avait conduit le premier ministre conservateur, David Cameron, a présenté des excuses officielles pour ces faits, les qualifiant d’« injustifiés et injustifiables ». Les soldats cités dans le rapport, eux, ont toujours affirmé qu’ils avaient répliqué à des tirs.

« Nos personnels anciens et actuels ne peuvent vivre sous la menace permanente de poursuites »

Déçues, les familles ont annoncé jeudi qu’elles allaient étudier un éventuel appel contre la décision du procureur tandis que ce dernier précisait que d’autres poursuites pour « faux témoignage » étaient envisagées. Mais les milieux militaires ont évidemment réagi différemment. Sans un mot pour les victimes, le ministre de la défense, Gavin Williamson, a annoncé que l’administration prenait en charge la défense de tous les soldats mis en cause. « Nous avons une dette envers ces hommes qui ont servi avec courage et doigté pour ramener la paix en Irlande du Nord, a-t-il déclaré en annonçant une réforme de traitement judiciaire de ce type de dossier limitant à dix années la possibilité de poursuites. Nos personnels anciens et actuels ne peuvent vivre sous la menace permanente de poursuites ».

Un soldat poursuivi, « c’est un de trop », a estimé pour sa part Alan Barry, fondateur d’une association de défense des anciens combattants. « Cela s’est passé il y a quarante-sept ans. Il faut tirer un trait et aller de l’avant », a-t-il poursuivi.

Maladresses et excuses

L’accord de paix de 1998 dit du « Vendredi saint » a permis à quelque 500 paramilitaires républicains et loyalistes de sortir de prison après avoir purgé deux années de leur peine. Pour l’heure, il ne couvre que les infractions commises entre 1973 à 1998. Mais la secrétaire d’Etat chargée de l’Irlande du Nord, Karen Bradley, a récemment annoncé que l’amnistie allait être élargie aux infractions commises depuis le début des « troubles » en 1968 et laissé entendre qu’elle s’appliquerait aux soldats poursuivis pour le Bloody Sunday.

Connue pour ses multiples maladresses, Mme Bradley a dû présenter récemment ses excuses après avoir affirmé que les morts infligées par les forces de sécurité n’étaient « pas des crimes » car leurs auteurs « accomplissent leur devoir ». La violence politique a pratiquement disparu d’Irlande du nord depuis 1998. Mais dans un contexte où le Brexit a relancé les tensions en divisant les communautés, chacun sait que la paix civile y repose largement sur le sentiment de justice.

Les familles des victimes du Bloody Sunday défilent en silence