L’écrivain Gauz lors du festival Lire à Douala, au Cameroun, le 5 mars 2019. / Max Mbakop Tchikapa

Chronique. Douala, au Cameroun, en 2015. Quelques amies, des femmes d’affaires, prennent le thé ensemble et devisent. Elles aiment se retrouver. Pour certaines, depuis plus de vingt-cinq ans. Et parler culture. Elles voyagent régulièrement à l’étranger, visitent les musées du monde entier, assistent aux grands rendez-vous littéraires internationaux, rapportent de leurs déplacements nombre d’ouvrages, des essais, des romans, des beaux-livres… Et constatent, amèrement, que Douala est un désert culturel. Pas de librairie ni de réelle bibliothèque. Aucune manifestation littéraire. Rien. Juste deux centres d’art, dont la galerie de l’une d’entre elles.

« Et vous qui déplorez cette situation, que faites-vous pour y remédier ? », leur rétorque l’une de leurs connaissances. Piquées au vif, Marème Malong, directrice d’une agence de communication, et l’avocate Marie-Andrée Ngwe retroussent leurs manches et créent l’association Lire à Douala. Elles sont aussitôt rejointes par d’autres femmes, dont la gynécologue Monique Onomo, actuelle présidente de l’association, et des jeunes. Elles lancent ainsi un festival littéraire à destination du grand public et des enfants, pour « promouvoir la lecture ».

« Je ne décolonise personne »

Durant quatre jours, les auteurs invités rencontrent des élèves de lycées et d’écoles de quartiers défavorisés (New Bell, Oyack…), animent des ateliers d’écriture romanesque ou de slam, promeuvent le livre et la lecture, encouragent les enfants dans leurs efforts, transmettent leur passion. Le soir, ils échangent avec le grand public en divers lieux de la ville.

Mais Lire à Douala, c’est aussi un concours d’écriture (poésie, nouvelles…) pour les enfants des écoles participantes, des ateliers de bande dessinée menés par Jérémy Barla. Et une incroyable librairie éphémère qui a permis, cette année, de vendre en quelques heures plus de 2 000 livres de seconde main, récupérés à droite et à gauche, au Cameroun ou en France, à un prix unique : 1 000 francs CFA le kilo (environ 1,50 euro).

Depuis 2017, j’ai le privilège d’accompagner Lire à Douala dans cette formidable aventure. Et d’y avoir accueilli Kidi Bebey, Marc Alexandre Oho Bambe, Henry Lopès, Dany Laferrière. Et, cette année, du lundi 4 au vendredi 8 mars, l’intrépide Gauz, auteur du remarqué Debout-Payé et du remarquable Camarade Papa. Gauz, c’est l’art de la provocation et un goût certain pour les phrases choc.

« La colonisation est une fiction », s’est exclamé l’auteur franco-ivoirien devant l’auditoire médusé de la Galerie MAM, le 5 mars. Explication de texte : « Lorsque les Français ont décrété que la Côte d’Ivoire était leur colonie, ils étaient à peine cinquante sur ce territoire. Ils ont décidé que c’était chez eux. C’était d’abord une fiction – la colonie n’existait pas –, le fantasme de posséder l’autre. Cette idée s’est concrétisée beaucoup plus tard. Et ç’a été un cauchemar. »

Et de poursuivre, devant l’incrédulité de l’écrivaine béninoise Irène Assiba d’Almeida, professeure d’études françaises et francophones à l’université d’Arizona, venue à Douala présenter son ouvrage sur L’Enfant noir (1953), de Camara Laye : « On ne peut pas combattre une fiction avec les armes mais par une autre fiction. Mon travail n’est pas de déconstruire. Je ne décolonise personne. Car ça voudrait dire que moi, avant de commencer à vivre, je devrais d’abord démonter quelque chose. Je préfère bâtir pour moi, fabriquer une autre fiction en face de celle de la colonisation. »

Des élèves « ivres de livres »

Mais derrière la gouaille et les muscles, Gauz, c’est aussi une grande sensibilité et une profonde empathie. Devant les étudiants de l’Université catholique d’Afrique centrale ou les lycéens d’Oyack, il s’est montré moins provocateur, plus simple, sacralisant le livre : « Avec le livre, c’est tout un univers qui s’ouvre à vous. Ecrire, c’est ravir, donner du beau », a-t-il confié à des enfants emportés par son énergie. Des enfants rendus, ainsi que l’a exprimé une élève de troisième, « ivres de livres ».

Le succès de Lire à Douala est inestimable. Ce festival apporte, dans une ville de près de 3 millions d’habitants qui manque cruellement de structures culturelles, une véritable bouffée d’oxygène dans un climat camerounais actuel tendu. Des lieux de rencontre et d’échange qui, hélas, dépendent à ce jour uniquement de l’opiniâtreté des bénévoles de l’association, qui a peiné à réunir les fonds nécessaires pour l’organisation de cette quatrième édition.

Séverine Kodjo-Grandvaux, journaliste et philosophe collaboratrice du Monde Afrique, est l’organisatrice du salon littéraire Moss, à Douala.