L’acte XVIII du mouvement des « gilets jaunes », suivi par 10 000 personnes à Paris et plus de 30 000 en France samedi 16 mars, selon les autorités, a connu un fort regain de violence. Selon les chiffres communiqués par les autorités, quelque 237 personnes ont été interpellées lors des rassemblements parisiens. Ces arrestations ont donné lieu à des gardes à vue pour 185 personnes majeures et 15 mineures. Près d’une centaine de commerces ont été touchés dans la capitale, notamment sur les Champs-Elysées.

Notre journaliste spécialiste des forces de l’ordre, Nicolas Chapuis, a répondu aux questions des internautes lors d’un tchat revenant sur les difficultés du maintien de l’ordre lors de manifestations comme celle du samedi 16 mars.

Pourquoi, à chaque fois que les manifestations sont massives et « énervées », parle-t-on de « dysfonctionnement » du maintien de l’ordre, alors qu’il est simplement dépassé ?

Nicolas Chapuis : Bonjour, ce sont Edouard Philippe, le premier ministre, et Laurent Nunez, le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’intérieur, qui ont mentionné ces « dysfonctionnements ». Le second a même parlé d’un échec. Les forces de l’ordre n’ont pas été « dépassées ». Tout le débat réside là : elles ont choisi volontairement une stratégie qui limitait les affrontements directs avec les manifestants, afin d’éviter d’avoir beaucoup de blessés, quitte à avoir beaucoup de casse matérielle.

C’est grosso modo la doctrine qui prévaut à la préfecture de police de Paris, et qu’on avait vue à l’œuvre par exemple le 1er mai dernier, avec un Mc Donald brûlé, mais peu de blessés. Elles ont choisi également de maintenir un périmètre important autour des institutions (Elysée, Assemblée nationale, ambassades etc.), assez consommateur en troupes, dites « statiques ». Ce sont ces choix qui sont aujourd’hui questionnés.

Fallait-il davantage intervenir ? Fallait-il empêcher les dégradations les plus importantes, quitte à provoquer un grand nombre de blessés en engageant le combat avec une foule déterminée ? Et de manière générale : à quoi juge-t-on qu’une opération de maintien de l’ordre est réussie ? Au nombre de blessés ? A la somme des dégâts matériels ? Aux symboles touchés ? La question n’est pas simple.

Ce serait quand même intéressant de comparer la couverture des « gilets jaunes » et celle de la Marche du siècle et de la rapporter au nombre de manifestants. Est-ce que pour sauver le climat il faut casser des trucs ?

Vous avez raison sur un point : le fait de casser garantit une couverture médiatique. Mais à quel coût ? Le mouvement est aujourd’hui beaucoup moins populaire dans l’opinion qu’il ne l’était au départ. La Marche pour le climat est une action qui nécessite l’adhésion du plus grand nombre pour se traduire par des effets concrets pour la planète. C’est un objectif qui est à l’opposé.

Quelles sont les solutions pour éviter ces dégradations et ces violences ?

Je me garderais bien de donner des conseils de maintien de l’ordre à des troupes dont c’est le métier. La Direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), qui était à la manœuvre samedi, gère en moyenne dix manifestations revendicatives par jour, 3 600 sur l’année et, en tout, plus de 7 000 événements par an. Ce sont des professionnels. Mais des choix ont été faits, comme je l’expliquais précédemment, qui vont devoir être revus.

Nous allons sûrement vers une évolution de la doctrine d’engagement des troupes, qui iront davantage à l’affrontement, avec potentiellement moins de dégâts matériels, mais davantage de blessés. Il y a également un gros travail à faire en amont des manifestations. Après l’échec du 1er décembre et le saccage de l’Arc de triomphe, il y avait eu énormément d’arrestations en amont de la manifestation du 8 décembre. La police s’était défendue de faire des arrestations préventives (ce qui est interdit). Elle avait assuré travailler dans le cadre de la loi sur la participation à un groupement en vue de commettre des dégradations. La méthode avait porté ses fruits, mais, manifestement, les fameux black blocs se sont adaptés. Les forces de l’ordre vont devoir faire évoluer leurs techniques pour repérer davantage en amont les éléments les plus violents.

L’éventualité d’une interdiction de manifester dans certains secteurs de la ville ne conduit t-elle pas à une impasse ?

La difficulté, c’est que les manifestations des « gilets jaunes » ne respectent aucune des règles classiques. Une manifestation de syndicats par exemple va toujours respecter le parcours initial. Les cortèges des « gilets jaunes » sont, eux erratiques. S’ils voient une avenue ouverte sur la gauche, ils peuvent très bien décider de bifurquer pour s’engouffrer dedans. dans ce cas-là, soit la police tente de les empêcher, et il y a un affrontement, soit elle tente de « flanc-garder », c’est-à-dire d’encadrer de près le cortège, pour empêcher tout itinéraire bis. Mais encore une fois, c’est très consommateur. C’est un « calvaire » à gérer, disent plusieurs sources policières habituées au maintien de l’ordre. L’imprévisibilité est la pire des choses pour le maintien de l’ordre.

Pourquoi le gouvernement ne proclame pas l’état d’urgence alors que les émeutes sont bien plus importantes qu’en 2005, ainsi que le nombre de victimes et les dommages matériels ?

Bonjour, comme vous le savez très certainement, une partie des dispositions de l’état d’urgence sont passées dans le droit commun, à la suite des attentats de 2015 et 2016. Les forces de l’ordre ont déjà beaucoup d’outils juridiques à leur disposition pour intervenir. J’ajoute que la loi « anticasseurs » devrait bientôt s’appliquer. Dans ce cadre-là, la proclamation de l’état d’urgence relève davantage du symbole politique que de la recherche d’une efficacité opérationnelle.

Compte tenu des lieux à « sanctuariser » (Elysée, Assemblée, etc.), peut-on dire que la présence policière est à présent au maximum de ses capacités ?

Il y avait samedi un dispositif très important, avec 41 unités de force mobile (UFM). Ce sont soit des compagnies de CRS (police nationale), des escadrons de gendarmerie mobile ou des compagnies d’intervention (préfecture de police de Paris). Il y avait en outre 51 détachements d’action rapide (DAR). Ce sont des unités constituées de 20 à 30 personnes, issues des brigades anticriminalité (BAC) ou des Compagnies de sécurité et d’intervention (CSI) de la préfecture de police de Paris, qui sont spécialisées dans les interpellations. Il y avait par ailleurs des gros moyens, comme les engins lanceurs d’eau, les blindés (VBRG) de la gendarmerie, etc. Ce n’est pas le maximum des capacités, mais c’est un niveau très élevé.

On a l’impression que la doctrine change à intervalles réguliers, tantôt vers plus de mobilité et de contact, tantôt vers un dispositif plus statique. Il semble d’ailleurs que les dispositifs mobiles avaient été plus efficaces lors des manifestations parisiennes du mois de janvier. Pourquoi changer le dispositif ?

Le dispositif est adapté dans la semaine précédant la manifestation, selon les remontées des services de renseignement, qui tentent d’évaluer la teneur du rassemblement. J’insiste là-dessus, car tout part de là : les services chargés du renseignement ont toutes les peines du monde à fournir des informations fiables sur l’ampleur de la mobilisation et sur le niveau de violence attendu. Les canaux de mobilisation des « gilets jaunes » via les réseaux sociaux sont tellement aléatoires qu’ils n’y arrivent pas. Une source policière m’expliquait, jeudi dernier, qu’il n’y a pas « d’algorithme » fiable qui permette de prédire à partir des commentaires d’un groupe Facebook le niveau d’engagement réel dans la « vraie » vie. Les forces de l’ordre travaillent au doigt mouillé depuis quatre mois.

Si la doctrine du gouvernement est bien celle que vous énoncez, n’est-ce pas incitatif à la répétition de ces actes qui bénéficieraient de fait d’une impunité ?

Les actes ne bénéficient pas d’une impunité. Ce n’est pas parce que la police ne va pas intervenir au moment d’un pillage qu’elle ne va pas poursuivre les auteurs après. Il y a des dizaines d’enquêtes en cours sur les dégradations liées au mouvement des « gilets jaunes » depuis quatre mois. Par exemple, nous avons relaté dans Le Monde que, la semaine dernière, deux personnes dans le Sud-Ouest ont vu la police débarquer à 6 heures du matin chez elles. Elles sont soupçonnées d’avoir participé au saccage d’une voiture de police… le 1er décembre.

N’aurait-il pas plutôt fallu employer les CRS face aux manifestants plutôt que des troupes de la préfecture moins spécialisées ?

Les CRS considèrent en effet qu’ils ont été sous-employés. Ils pensent notamment qu’ils sont plus mobiles que les troupes de la gendarmerie et meilleurs que les compagnies d’intervention de la préfecture et qu’ils auraient été davantage adaptés pour gérer la journée de samedi.

Les black blocs pillent devant les CRS, pourquoi n’interviennent-ils pas ?

Il faut d’abord savoir que le maintien de l’ordre est le seul moment où le policier ou le gendarme ne prend aucune initiative : il est là pour obéir aux ordres. Si un méfait se déroule devant lui, mais qu’il n’a pas l’ordre d’intervenir, il ne bougera pas.

Deuxièmement, les troupes de maintien de l’ordre sont organisées pour agir en formation. Un policier ne peut donc sortir du rang comme bon lui semble. La colonne doit bouger d’un seul bloc.

Enfin, les unités chargées des interpellations ne sont pas les CRS. ce sont les DAR, les BAC ou les CSI. ces dernières vont souvent repérer les individus, attendre que ceux-ci soient isolés pour intervenir. Ils peuvent suivre pendant plusieurs dizaines de minutes les casseurs les plus actifs, pour essayer de trouver le bon moment.

L’Obs évoque aujourd’hui une jonction entre « gilets jaunes » et black blocs. Que pensez-vous de cette information ?

Depuis le début du mouvement, cette porosité existe. Pour avoir couvert plusieurs journées des « gilets jaunes », dont la plus violente, le 1er décembre dernier, il y a toujours eu des militants des black blocs qui se mêlaient aux manifestants. Et certains « gilets jaunes » non-membres des BB participent aux dégradations.

Sur les plus de 2 500 personnes interpellées depuis le début du mouvement à Paris (avant ce samedi), seule une soixantaine d’entre eux étaient « criblés » par les renseignements, c’est-à-dire identifiés comme appartenant à l’ultra gauche ou l’ultra droite. Deux lectures possibles : soit les black blocs sont malins et ne se font jamais interpeller (ce qui est possible), soit, depuis le début, ce mouvement est composite et la radicalité n’est pas l’apanage des groupes ultras (ce qui est probable).