Le chef d’état-major, Gaïd Salah, le 6 février à Alger. / RYAD KRAMDI / AFP

Durant les quatre semaines de mobilisation contre le pouvoir, l’Armée nationale populaire (ANP) a fait volte-face. Après avoir dénoncé l’ingratitude des manifestants vis-à-vis du président Bouteflika, elle s’enorgueillit désormais « de son appartenance à ce peuple brave et authentique », dont elle dit partager les valeurs et principes.

Pour Saphia Arezki, historienne et auteure de De l’ALN à l’ALP. La Construction de l’armée algérienne de 1954 à 1991 (Barzakh, 2018), l’histoire de l’armée, composante majeure de la vie politique algérienne, explique sa place centrale dans l’Etat algérien.

Vous rappelez dans vos travaux que l’armée a joué un rôle majeur dans la genèse de l’Etat algérien. L’histoire actuelle s’écrit-elle donc dès les années 1960 ?

Saphia Arezki En 1962, à la fin de la guerre, l’armée était la seule force structurée et organisée dans ce pays exsangue, où un quart de la population avait été déplacée. C’est effectivement à l’aune de ce contexte que l’armée des frontières, avec à sa tête Ahmed Ben Bella [le premier président algérien], va s’emparer du pouvoir.

Vos recherches déconstruisent le mythe d’une Armée de libération nationale (ALN), devenue Armée nationale populaire (ANP), très monolithique…

L’une des idées reçues sur l’armée algérienne est effectivement qu’elle est constituée d’un bloc monolithique homogène. L’expression « les généraux » exprime d’ailleurs parfaitement ce fantasme d’un tout uniforme. A travers mes recherches, j’ai dégagé des itinéraires individuels, des trajectoires types de militaires qui montrent que l’armée est en réalité composée de nombreux groupes aux contours mouvants. Elle ne se résume donc pas à une simple dichotomie entre les anciens de l’armée française d’un côté, et ceux du Moyen-Orient de l’autre. Dans les faits, les relations, les amitiés ont beaucoup joué et ont parfois créé des tensions entre les différents personnages, éloignant par là l’image d’un bloc compact.

Comment s’est construite cette armée professionnelle ?

Ça a été le premier défi. Au déclenchement de la guerre, le 1er novembre 1954, on ne dénombrait même pas 1 000 hommes dans ses rangs. Certains avaient été dans l’Organisation spéciale [bras armé du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques], d’autres dans le maquis depuis la fin des années 1940, et quelques-uns, dont Ben Bella, avaient fait le service militaire français. Mais le reste, c’étaient avant tout des hommes qui n’avaient aucune expérience combattante. L’historien Mohamed Harbi dit d’ailleurs d’eux : « Je ne considère pas les combattants issus de la résistance intérieure comme des militaires. Ce sont des civils qui ont porté des armes. Ils sont les plus nombreux. »

En outre, il faut se souvenir que le taux d’analphabétisme était de 85 % en 1954 dans le pays, ce qui justifiait l’urgence d’une professionnalisation. Dans ce contexte, à partir de 1957, ceux qui avaient un petit niveau d’études sont envoyés à l’étranger dans la perspective de construire la future armée nationale. On les y forme à l’aviation et à la marine, deux composantes absentes de l’ALN. Ce qui témoigne bien que l’objectif était de former des cadres en prévision de l’après-guerre.

Cette professionnalisation va d’ailleurs se poursuivre après la guerre grâce à des coopérations avec l’URSS, l’Egypte, et aussi la France. Mais l’objectif de la professionnalisation de l’armée et de la coopération avec des puissances étrangères, c’est l’« algérianisation » des cadres afin de garantir à l’ANP son indépendance. Ce processus est long et les premiers résultats commencent à devenir vraiment visibles à la fin des années 1970.