Karoly Mostis, accordeur depuis vingt-huit ans au CNSMDP. / FANNY GUYOMARD

Le soleil se lève à peine sur le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) que déjà résonnent les premières notes de cette journée de mars. Assis à un majestueux piano de concert, un homme frappe de manière répétée chacune des touches. A cette heure, pas encore de mélodie virtuose d’un élève préparant son récital de fin d’année : il faut d’abord s’assurer que les 250 pianos du Conservatoire sont accordés.

Sollicités dix à douze heures par jour et sept jours sur sept, les instruments à clavier du CNSMDP sont soumis à un rude régime. « C’est comme un Paris-Dakar tous les jours ! », compare Philippe Copin, accordeur ici depuis seize ans. Comme ses sept collègues, il arrive chaque matin à 7 heures pour entretenir le parc instrumental du Conservatoire. Objectif : que les instruments soient prêts pour 9 h 30, moment où les élèves pourront commencer à s’entraîner. « Il faut que ça aille vite, et j’aime cette pression du concert », sourit Philippe Copin. Un petit boîtier l’aide dans ses manœuvres, « gain de temps et fatigue nerveuse moindre », résume le technicien, occupé à tourner une cheville avec une clé d’accord. Ses grandes mains font pivoter la tige de quelques millimètres, geste d’une précision infinitésimale. Mais déjà un élève arrive. « Pas fini ! », réfrène l’artiste mécanicien qui accordera dans la matinée deux pianos de concert. Sa spécialité.

Préposé aux claviers historiques

Car ici, à chaque accordeur, sa partition. Karoly Mostis, par exemple, est le préposé aux claviers historiques, comme les clavecins ou les orgues. Ce jour-là, il prépare un piano Erard de 1902, « le piano français brillant par excellence, au chant très volubile », commente Anne Le Bozec, professeure d’accompagnement vocal et pianiste. Pour l’accordeur, l’enjeu sera de ne pas dénaturer l’identité de l’instrument, représentatif d’un lieu et d’un temps précis. Pour les pianos plus modernes, il travaille à ce que l’instrument donne « le meilleur de ses capacités », ou bien s’adapte à la demande de l’artiste. Avant de déposer sa caisse à outils, le préparateur écoute ainsi la voix du pianiste, qui demandera un timbre plus ou moins « coloré », « lumineux », « profond»

Accorder un piano : un travail d’une extrême méticulosité. / FANNY GUYOMARD

« Notre rôle est de traduire la pensée du concertiste en résultat sonore », résume Philippe Copin. Certains lui demanderont aussi de désaccorder un piano droit pour un esprit jazzy, ou de modifier les étouffoirs afin de supporter des boulons et vis pour un morceau contemporain… Et quand l’un des professionnels du timbre a besoin de conseils, direction l’atelier, où les accordeurs se retrouvent à la fin de leur service.

Philippe Copin, accordeur : « Notre rôle est de traduire la pensée du concertiste en résultat sonore »

« Il n’y a pas d’équivalent au niveau national », affirme le maître du lieu. Daniel Zimmermann attrape à droite et à gauche des outils et des pièces pour réparer un piano à queue qui dévoile ses entrailles sous une lumière crue. Le bloc opératoire a aussi des allures de garage, avec ses polisseuses, perceuses et même fers à repasser pour ces drôles de voitures de luxe. Le technicien commence par nettoyer les cordes de l’oxydation, dénoircit les touches blanches et noircit les noires, « pour l’esthétique ». Puis il ponce ou change les têtes de marteaux, ces pièces en feutre qui frappent les cordes. Elles lui sont fournies de manière standardisées, donc c’est à l’artisan de faire du sur-mesure. « On a des machines spécialisées, ce qui nous permet d’être autonomes, donc réactifs », se réjouit-il, rappelant que l’ensemble du parc instrumental doit sans cesse être entretenu.

Une dizaine d’opérations pour chaque note

Chacune des 88 notes subit ensuite une dizaine d’opérations, avant un dernier réglage de l’harmonie. Le tout demande trente à cinquante heures de travail. Et pour les plus grosses révisions encore, qui exigent de démonter le chevalet ou de refaire le vernis par exemple, les pianos sont envoyés en Pologne. « Une restauration complète coûte environ 25 000 euros, ce qui permet d’allonger la vie d’un piano plutôt que d’en racheter un », indique Julien Dubois, le responsable du parc instrumental. Pour un Steinway de concert neuf, il en coûterait 180 000 euros.

La palette d’outils utilisée par l’accordeur de piano. / FANNY GUYOMARD

Dans le couloir, deux pianos à queue reviennent justement de Pologne, et reprennent peu à peu la température du lieu. Matière vivante, ces objets en bois bougent au fil de la journée, au risque de gêner les oreilles les plus expertes. Pour préparer un concert du soir, Karoly Mostis, qui travaille ici depuis vingt-huit ans, anticipe ainsi comment la justesse du piano va évoluer au fil des heures qui séparent son accordage du concert, en connaissant la température et l’hygrométrie (taux d’humidité) de la salle…

Mais il est déjà 9 h 30 : les accordeurs doivent libérer la place. Deux permanents viendront encore une heure avant le début du concert pour affiner le diapason.

Fanny Guyomard