A Alger, vendredi 22 mars. / ZOHRA BENSEMRA / REUTERS

De gros nuages gris surplombent la ville. La pluie tombe. Fatma a épinglé un drapeau sur son parapluie. « On ne pouvait pas ne pas venir manifester, alors on s’adapte », dit-elle en souriant. Vendredi 22 mars, Alger était noire de monde pour la cinquième semaine consécutive. Alors que le pouvoir semblait parier sur un essoufflement de la protestation, des centaines de milliers de personnes ont de nouveau défilé dans une ambiance festive dans les rues de la capitale, contre « la prolongation du quatrième mandat du président Abdelaziz Bouteflika », âgé de 82 ans et au pouvoir depuis 1999. La mobilisation intacte à travers le pays – des manifestations ont été signalées dans 42 des 48 préfectures – approfondit l’impasse politique en Algérie, alors que le pouvoir tente laborieusement de susciter des ralliements à l’étranger.

A Alger, près de la Grande Poste, au pied des marches de l’amphithéâtre en plein air, trois jeunes s’invectivent. Ce sont les membres d’une petite troupe de théâtre, venus donner une représentation d’une pièce créée dans la semaine, intitulée El Houria (la liberté). « L’objectif de cet événement était de raconter ce qu’il se passe aujourd’hui, dire qu’il faut changer de système », explique la metteuse en scène, Leïla Touchi, 32 ans. Il n’est pas encore l’heure de la grande prière, mais déjà les vuvuzelas résonnent entre les murs des immeubles haussmanniens du centre-ville de la capitale algérienne.

Un petit groupe porte des pancartes où il est écrit : « Non au pardon, non à l’oubli, non à l’amnistie. » Nazim Mekbel, le fils du journaliste Saïd Mekbel, assassiné en 1994, est aux côtés des sœurs d’Amel Zenoune, une étudiante tuée en 1997. Nazim Mekbel, à l’origine du projet Ajouad « pour la mémoire des victimes de terrorisme », est également à l’initiative depuis 2011 de l’organisation de cérémonies le 22 mars, date choisie pour une journée annuelle « contre l’oubli ». Mais l’affaire est sensible du fait de la charte de la réconciliation nationale, qui empêche toute remise en question de la politique d’amnistie et de pardon.

Contre « la mafia »

Pour la première fois, cette année, les militants associatifs célèbrent cette journée en plein air. Un portrait du chanteur Matoub Lounès, assassiné en 1998, est plaqué contre un mur, au pied duquel une jeune femme allume quelques bougies. « Puisqu’on sort manifester contre ce régime, il faut rappeler que ce système est responsable de l’arbitraire, explique Idir Tazerout, dont plusieurs proches ont été assassinés dans la région de Tizi Ouzou. On voit désormais d’anciens islamistes se positionner pour l’Algérie de demain alors que ce sont eux les problèmes de l’Algérie d’hier. »

Une polémique a éclaté cette semaine à la suite de l’intervention de deux anciens membres du Front islamique du salut (FIS, dissous). Mourad Dhina, physicien exilé en Suisse, fondateur du réseau Rachad – qui rassemble des opposants en exil –, et Kamel Guemazi, ancien dirigeant du FIS, semblent être signataires d’un texte avec des partis d’opposition comme celui de Zoubida Assoul, avocate et membre du collectif Mouwatana (« citoyenneté »).

Ces partis ont démenti avoir signé ce texte, mais la polémique a ravivé la crainte de voir certains acteurs politiques instrumentaliser le mouvement. Selma, 63 ans, est venue manifester en famille : « Je marche pour dire que nous demandons la démocratie et que nous rejetons toute forme d’oppression, que ce soit celle de l’Etat ou celle des islamistes », explique-t-elle.

La pluie s’est arrêtée. La foule, massive, défile dans le calme au cœur de la capitale en scandant des slogans contre les personnalités au pouvoir, contre « la mafia » et pour un « changement de système ». La rue Didouche-Mourad est saturée, et les manifestants avancent péniblement. Les habitants du quartier de Meissonier se sont organisés pour « participer au mouvement » : un jeune homme distribue des bouteilles d’eau tandis qu’un DJ s’est installé dans le hall d’un immeuble.

« La désobéissance, un devoir »

Sous des guirlandes de ballons aux couleurs nationales, la principale rue du centre-ville se transforme en piste de danse grâce aux enceintes installées sur un balcon. Une banderole blanche a été tendue à travers l’artère, proclamant : « Lorsque le gouvernement pousse le peuple à la ruine par tous les moyens, la désobéissance de chaque individu n’est pas un droit, mais un devoir national. » Un peu plus bas, un commerçant a fait imprimer sur une bâche blanche : « On lâche rien, nous sommes déterminés. »

Dans la foule, de nombreux manifestants arborent aussi le drapeau amazigh. « C’est la preuve que toute l’Algérie est unie », estime Kamel, 28 ans, venu de Tizi Ouzou pour manifester dans la capitale. Kamel considère que la société est moins divisée qu’en 2001, quand 126 personnes avaient été tuées lors du « printemps noir » en Kabylie. Sur sa pancarte, les noms de Ramtane Lamamra, le nouveau vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères, et de Noureddine Bedoui, fraîchement nommé premier ministre, sont accompagnés d’une formule sans ambiguïté : « Il faut qu’ils dégagent tous. »