L’écrivaine Marie Desplechin lors d’un atelier d’écriture avec des lycéens de Roubaix. / Théâtre du Nord / Simon Gosselin

On se souviendra des quatorze élèves du lycée Jean-Moulin de Roubaix. De leur fragilité, de leur humour sur scène, lorsqu’ils livraient des moments de leur vie, lors de l’unique représentation de L’Autre et soi, au Théâtre du Nord, à Lille, samedi 23 mars. On n’oubliera pas leurs récits qui résonnent comme autant de nouvelles de la France de 2019.

L’histoire de cet atelier d’écriture a commencé à l’automne 2018 avec l’auteure Marie Desplechin, née à Roubaix et artiste associée à ce centre dramatique national ­dirigé par Christophe Rauck. L’écrivaine a repris contact avec un ami de jeunesse, Ahmed Bourahla, ­devenu professeur de français au lycée Jean-Moulin, un établis­sement qui accueille des jeunes dits en « échec scolaire ».

Avec sa collègue professeure de français Malika Barki, M. Bourahla a fait appel à des « élèves volontaires » : « De base, on ne voulait pas faire le projet. Je remercie Ahmed Bourahla, le meilleur professeur au monde. Il nous a dit : “Rien qu’une fois, allez-y, essayez” », explique Nadir Kaddouri, qui prépare un bac professionnel dans les métiers de la sécurité. Au début, son ­copain Martin Dassonville se méfiait : « On m’a dit : “Tu vas faire du théâtre.” Je croyais que ce serait du Molière. » Marie Desplechin leur a donné envie de rester. « Je leur ai dit : “Racontez-nous vos histoires.” On les a écoutés, on leur a dit que, s’ils nous plantaient, c’est nous qui nous effondrerions », raconte l’écrivaine. Elle a réussi à leur faire sortir des histoires fortes, intimes.

Mujra Ozen, qui pesait 130 kilos à 16 ans, en a perdu « soixante » après avoir été humiliée par un garçon. Elle ne mangeait quasiment rien, courait l’équivalent de « deux Roubaix-Lille par semaine ». Anissa Khemis a réussi à se débarrasser d’un maître de stage qui lui faisait des avances, amateur de ­ « sites X avec des ados ». Jason ­Donoé, homosexuel, a quitté la Guyane après avoir vécu de foyers en maisons d’accueil.

Les élèves du lycée Jean-Moulin de Roubaix. / Théâtre du Nord / Simon Gosselin

Expérience universelle

Les six filles et huit garçons ne se doutaient pas qu’ils allaient fabriquer l’une des plus belles choses qui soit : former un groupe, turbulent bien sûr, mais surtout bienveillant. « On n’a pas envie de ­sécher le théâtre », dit en souriant Martin. « Il y a eu création d’une troupe », confirme Marie Desplechin. Khader Koudil, qui slame et espère en faire son métier, explique la différence entre le théâtre et le lycée : « Au théâtre, je me sens plus ouvert, moins seul. Y a pas l’ambiance du lycée où tout le monde est en survêt et un peu méchant. » Marie Desplechin constate : « Ces jeunes sont jugés en permanence sur leur apparence physique, sur la norme, sur les sapes. »

Le collectif s’est aussi constitué grâce à la metteuse en scène et comédienne Céline Hilbich, qui a tissé une toile à partir de leurs témoignages. Enfin, la cinéaste Alice Diop a réalisé de passionnants portraits filmés de ces lycéens. Devant la caméra, Owen Defontaine explique que son récit – la complicité entre un père et son fils – n’est pas autobiographique, mais fictionnel. Son père, justement, il ne l’a pas beaucoup vu… Sa vie est « banale », dit-il : parents séparés, bientôt l’armée, et ce ­besoin d’inventer des histoires.« C’est un personnage à la Ken Loach », se dit Alice Diop.

La metteuse en scène et comédienne Céline Hilbich a tissé une toile à partir de leurs témoignages

La veille de la représentation, lors de la « générale », quelques lycéens ont craqué. Les larmes ont coulé, le texte ne sortait plus. « Vas-y, mon cœur ! », a lancé la maman (sans doute) de Mélissa Benelhakam, qui s’apprêtait à raconter son histoire de harcèlement à l’époque du collège. Puis vient le tour d’Amir Hossein Saidi : le jeune homme d’origine iranienne commence par pleurer, se mouche dans son tee-shirt, avant de rire : c’était une blague, et la salle se marre… Amir s’est ­converti à la boxe pour transformer son corps. Quand il se met à entraîner ses camarades sur scène, poings serrés, la salle pleure, cette fois-ci. De voir ces jeunes se débattre, en vouloir… Peut-être chaque spectateur revoit-il défiler sa propre adolescence.

L’Autre et soi est une expérience universelle : l’équipe artistique n’a pas simplement posé sur le plateau des adolescents issus de milieux défavorisés, pour se donner bonne conscience. « Toutes ces histoires, et aussi celles de Jason ­Marchealls, Selima Lebcir, Inès Nasri, Melissa H., Yamine Dardar, c’est comme si c’était nos histoires à tous. Les gens qui vont nous voir vont être surpris », conclut Martin. Car les lycéens espèrent bien que le spectacle va tourner.

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