Le 9 mars 2018 à Nairobi, poignée de main surprise entre le président kényan Uhuru Kenyatta et son opposant historique Raila Odinga, qui s’était proclamé « président  du peuple » après sa défaite lors de la présidentielle d’octobre 2017. / SIMON MAINA / AFP

Analyse. A Kinshasa, le 24 janvier, ils sont venus ensemble assister à l’investiture du nouveau président congolais Félix Tshisekedi. Le mois précédent, Uhuru Kenyatta et Raila Odinga avaient aussi effectué une visite commune à Kisumu, le fief de ce dernier. Des scènes impensables il y a encore un an.

Début 2018, comme pour clore une année électorale longue et mouvementée (plus de 100 morts), le chef de l’Etat réélu et son premier opposant s’insultaient en public. Jusqu’au-boutiste, rejetant le scrutin, Raila Odinga s’était fait symboliquement investir « président du peuple du Kenya », un ultime affront qui faisait craindre pour l’avenir du pays, dix ans après les massacres intercommunautaires de 2007-2008 ayant fait 1 100 morts.

Tout a basculé le 9 mars 2018, jour où les ennemis jurés sont devenus des « frères ». Conviés à la dernière minute, les journalistes assistent médusés ce jour-là à une conférence de presse pendant laquelle les deux hommes annoncent s’allier pour un avenir meilleur, où le tribalisme ne dominera plus la politique et où « les élections ne seront plus synonymes de sang versé pour le peuple kényan ». S’en suit une poignée de main appuyée devant les caméras. Les électeurs ont beau être habitués aux retournements de leurs hommes politiques, le « handshake », comme on l’appelle à Nairobi, a créé la surprise. Ces deux-là se combattaient depuis si longtemps.

« Faire baisser la température »

Les Kenyatta et les Odinga sont les deux dynasties politiques kényanes, parfois alliées mais le plus souvent en rivalité.

Malgré les quatre défaites présidentielles qu’il vient de subir, dont deux contre Uhuru Kenyatta, Raila Odinga ne cache pas sa fierté d’avoir « marqué l’Histoire pour sortir de l’impasse mortelle », comme il l’a déclaré mi-mars lors d’une conférence organisée par la société civile pour tirer les leçons de cette alliance. « Le handshake est un effort pour réinitialiser le Projet Kenya et faire naître une nation nouvelle », s’est enflammé le leader luo de 73 ans.

L’accord a en effet immédiatement « fait baisser la température ». « Uhuru et Raila ont ravalé leur orgueil pour le bien du pays » et « cela a permis d’apaiser la situation », estime Frankline Mukwanja, du Centre pour la démocratie multipartite, qui organisait la conférence.

A plus long terme, des promesses ont été faites. Neuf exactement, parmi lesquelles la lutte contre la corruption, une meilleure inclusion et le renforcement du sentiment national. La corruption ? Il faut bien admettre qu’elle domine l’agenda politique depuis des mois, bien que la « guerre » affichée contre elle laisse les Kényans sceptiques. L’inclusion ? L’unité nationale ? Un comité, dénommé Building Bridges Initiative, qui récolte actuellement sur le terrain les doléances des citoyens, devrait donner ses recommandations en juillet. Un référendum constitutionnel est même en projet.

« Le handshake est un exemple de la façon dont les leaders peuvent décider d’aller au-delà de la politique au jour le jour, en s’attaquant aux problèmes structurels qui minent la stabilité d’un pays », louait récemment au Monde l’ambassadeur de l’Union européenne au Kenya, Stefano Dejak. D’autres sont plus mesurés. « Y a-t-il un cheval de Troie ? De grandes manœuvres sont-elles en cours à travers le handshake ? », s’est questionné Musalia Mudavadi, figure de l’opposition. De fait, l’ancien allié de Raila Odinga est aux premières loges pour voir que l’opposition, divisée, s’est totalement délitée. Pour certains, il n’y en a plus du tout.

Maîtres du jeu

Au Kenya, la politique est bien plus affaire d’hommes que de partis et les deux grands leaders ont choisi d’ébranler le leur pour tirer leur épingle du jeu. Pour Raila Odinga, il s’agissait de sortir la tête haute de la crise, tout en continuant à exister en politique. Pari réussi : l’opposant a non seulement obtenu un poste d’envoyé spécial auprès de l’Union africaine (UA), mais il apparaît aussi comme un quasi-vice-président qui accompagne désormais le chef de l’Etat dans ses voyages et dont la voix compte sur des questions régaliennes, comme l’organisation du pouvoir et le référendum. De son côté, Uhuru Kenyatta a sauvé son second et dernier mandat – la limite imposée par la Constitution. « Il s’est donné une chance de laisser un héritage politique autre que celui d’avoir plongé son pays dans le chaos », note un diplomate, pour qui le président a pu aussi garder le contrôle sur son véritable vice-président, William Ruto. « Cela lui a permis de rester au centre, de dire à William Ruto tu n’es pas encore président donc soit tu travailles avec moi, soit tu ne le seras peut-être pas. »

Car ce dauphin désigné s’y voit déjà. Selon le pacte électoral passé en 2013 entre ce chef de file des Calenjin (deuxième communauté du pays en nombre) et Kenyatta, leader des Kikuyu (première en nombre), c’est lui qui sera le candidat de leur parti, le Jubilee, pour la prochaine élection de 2022. Mais, face aux pressions d’une partie des Kikuyu, réticents à soutenir un homme qu’ils voient comme le responsable des violences de 2007-2008, Uhuru Kenyatta semble tout faire pour mettre sur la touche celui à qui il avait promis le trône. En imposant Raila Odinga dans les hautes sphères de l’Etat – et donc dans les médias –, il fait de l’ombre à son dauphin.

La stratégie pourrait même aller plus loin. Il est envisagé de créer, via le référendum, un poste de premier ministre dans ce régime aujourd’hui très présidentiel. Une manœuvre par laquelle certains voient une tentative de scénario « à la russe », avec Kenyatta premier ministre et Raila Odinga président. « Le handshake n’a rien apaisé à long terme, on a même mis la poussière sous le tapis et renforcé le sentiment dynastique dans la politique kényane », conclut notre source diplomatique. Les deux héritiers, qu’on pensait bientôt sur la touche – l’un bloqué par la Constitution, l’autre par son âge – sont bel et bien encore les maîtres du jeu.