Comme toujours chez From Software, un affrontement mal préparé est toujours synonyme de mort rapide. / Activision

« Alors c’est ça que vous faites à Pixels, vous jouez aux jeux vidéo toute la journée ? Ça a l’air sympa votre boulot ! », lance en passant un collègue goguenard tandis que le gigantesque Gyoubu Oniwa, le premier véritable boss de Sekiro, me porte une estocade d’une violence insoutenable. Avec un grognement, mon personnage pose le genou à terre, vaincu pour la soixante-douzième fois consécutive.

Une dizaine de secondes après avoir commencé, le combat est plié. Assis, face à la console de jeux dans un coin de l’open space, j’encaisse l’humiliation en serrant les dents. A la sueur qui me coulait déjà du front se mêlent désormais les larmes d’un homme brisé.

« A tester, c’est un enfer »

Nous sommes alors à la veille de la sortie de Sekiro : Shadows Die Twice, qui a eu lieu le 22 mars sur PC, PlayStation 4 et Xbox One. Après dix bonnes heures de jeu, je dois bien l’admettre : je suis toujours au début de l’aventure. Je suis seul, et désarmé, face à ce casse-tête : devoir écrire sur Sekiro, qui sera sans doute l’un des jeux vidéo de l’année, sans être capable d’en dépasser le premier obstacle sérieux.

Est-ce que les équipes de From Software, déjà responsables des très difficiles mais très brillants Dark Souls et Bloodborne, ne seraient pas allées trop loin ? Joint par Pixels, Nicolas Verlet, alias Puyo, rédacteur en chef du site Gamekult (il a donné la note de 9/10 à Sekiro), le confesse :

« A tester c’est un enfer. J’ai commencé le jeu vendredi, et le lendemain j’étais désespéré. J’ai touché le fond un moment après avoir passé 2 h 30 sur un boss, ce n’était pas possible, j’ai cru que j’allais devoir arrêter mon test. Mais après une bonne nuit de sommeil je m’y suis remis, tout s’est bien passé. J’ai eu des périodes de découragement, mais aussi des périodes d’euphorie. Comme une sorte de transe. »

Même son de cloche chez Jérémy Satin, alias MrDeriv, journaliste pour jeuxvideo.com :

« Le début ça va, c’est bien expliqué. Mais quand je suis arrivé sur les premiers boss inconnus, j’ai compris que j’allais pleurer pendant tout le test. J’ai perdu trois ou quatre heures sur certains ! »

Sous l’influence de son éditeur Activision, From Software, d’habitude avare en explication, tient un peu davantage la main du joueur dans « Sekiro ». / Activision

Une phase d’apprentissage

Il faut dire que contrairement aux précédents jeux du studio From Software, qui permettaient de multiplier les styles de jeu, d’attaque et de défense, Sekiro est un jeu d’action qui impose un seul personnage : Loup, un ninja belliqueux lancé à la recherche de son maître dans le Japon médiéval, tandis que se répand une mystérieuse et terrible « peste du dragon ».

Ses ennemis : des moines perdus, qui se sont écartés des enseignements de Bouddha pour se lancer en quête d’immortalité. Sa seule arme : un katana. Son seul allié : une prothèse de bras servant essentiellement à s’accrocher à des obstacles lointains.

Pour progresser, Loup (et donc le joueur) n’a d’autre choix que d’apprendre à se servir de son katana, pour frapper et parer, en respectant un timing infernal. Un style de jeu exigeant, et qui ne souffre aucune approximation.

« Ce n’est pas le personnage qui progresse, c’est le joueur qui s’entraîne »

« Tout repose sur ta maîtrise, résume Kévin Bitterlin, rédacteur en chef du magazine JV. Ce n’est pas le personnage qui progresse, c’est le joueur qui s’entraîne » « Il n’y a aucun moyen de contourner la difficulté, confirme Nicolas Verlet. Le jeu est beaucoup plus intransigeant [que les précédents jeux de From Software]. Il permet beaucoup moins d’improviser. »

Pour lui, cette difficulté est même indispensable :

« L’univers des jeux From Software est hyper dur, hyper mélancolique. La difficulté fait écho à ça : tout est âpre, tout est terrible. S’il y avait un mode facile on perdrait aussi de la saveur même de cette atmosphère. Ce jeu-là ne peut pas être autrement : il n’aurait aucune puissance émotionnelle si tu pouvais le traverser en tuant les ennemis en deux coups. »

Benoît Reinier, alias ExServ, ancien journaliste et spécialiste des jeux du studio From Software, nuance toutefois. Pour lui, le jeu n’est pas plus dur que les précédents titres de From Software.

« Il y a une phase d’apprentissage, tout une période où ça paraît abscons, et puis soudain il y a une révélation. Le jeu t’induit en erreur en te faisant croire qu’il est très nerveux alors qu’il est très posé, très calme. Il est moins agressif que “Bloodborne” par exemple. C’est le jeu du sang froid, du duel, du guerrier. [Les équipes de From Software] se sont intéressées à la parade, qui était juste une technique parmi d’autres dans “Dark Souls” et de “Bloodborne” et se sont concentrés là-dessus. Ils se sont dit : “On va faire un jeu de duels.” »

Contrairement à « Dark Souls », point de salut dans « Sekiro » pour celui ou celle qui refusera d’apprendre à parer un coup. / Activision

Un jeu excluant ?

S’il laisse une telle impression à des journalistes spécialisés, Sekiro n’est-il pas tout simplement trop dur pour le commun des mortels ? « C’est sûr que pour un public non averti le jeu va être ultra-décourageant. Tout le monde peut théoriquement finir Sekiro. Mais tout le monde n’en aura pas la patience », regrette un peu Jérémy Satin, qui adore Sekiro par ailleurs (il lui a mis 17/20 sur jeuxvideo.com).

Pour Benoît Reinier, il va en effet forcément y avoir des « dégoûtés ». « A l’époque du premier Dark Souls, j’étais vendeur dans une boutique de jeux vidéo, et des clients me le ramenaient le lendemain de l’achat. From Software a fait un effort sur Sekiro, il y a des tutoriels, les menus sont clairs, tu peux faire “pause”, l’histoire est plus simple à suivre… Mais ce n’est pas non plus Assassin’s Creed », admet-il, faisant référence aux jeux d’Ubisoft, calibrés pour plaire au plus grand nombre. Nicolas Verlet détaille :

« Pour certains, la difficulté, ça fait un peu le tri. Tu peux avoir l’impression de te valoriser, d’appartenir à une certaine “élite”, en disant que tu as terminé des jeux comme “Dark Souls”, “Ninja Gaiden” ou “Devil May Cry”, alors que la plupart des jeux actuels, tout le monde est capable de les finir. Il faut y exploiter sa propre patience, sa propre persévérance. Ce serait des jeux moins mémorables s’ils étaient moins difficiles. »

Ce n’est qu’au prix de deux jours d’acharnement que, soudain, « Sekiro » se livre au joueur (en tout cas s’il travaille à Pixels). / Activision

L’un des aspects capitaux de l’expérience, remarque cependant Nicolas Verlet, est que « ce sont des jeux qui se partagent, qui poussent les joueurs à raconter aux autres leurs émotions ». Kévin Bitterlin abonde : « Chacun va avancer de son côté, et partager son savoir sur Internet, ou raconter son expérience à ses potes. »

Le bout du tunnel

Partager mon expérience, n’est-ce pas d’ailleurs exactement ce que j’ai dû faire pour continuer à jouer ? Fort de ces encouragements et de ces pensées positives, je me suis remis au travail. Relançant Sekiro, je repars une soixante-treizième fois à l’assaut de l’abominable Gyoubu Oniwa. Une soixante-quatorzième fois. Une soixante-quinzième, même.

Et là, miracle. L’esprit plus serein, l’affrontement mieux préparé, les parades mieux calibrées, je viens à bout du chevalier et de son destrier monstrueux. Une libération, en même temps qu’une révélation : à partir de là, et après deux jours de jeu, soudain, la logique de Sekiro m’apparaît. La fluidité de ses combats, la jubilation de la victoire, la folle liberté conférée par ses environnements. Il faut que je retrouve mon collègue pour lui raconter.