Manifestation à Béjaïa, le 26 mars. / RYAD KRAMDI / AFP

Constitutionnaliste et maître de conférences à l’université d’Alger, Fatiha Benabbou estime que l’application de l’article 102 de la Constitution, qui prévoit « l’empêchement du président », permettra au pays d’éviter une rupture violente et d’en venir logiquement, dans un cadre juridique strictement défini, au passage obligé des élections.

Comment interpréter le fait que le chef de l’armée propose lui-même la destitution d’Abdelaziz Bouteflika ?

Cette décision a été annoncée publiquement par le chef d’état-major de l’armée pour la simple raison qu’il est une autorité, parce qu’il est visible. Il « parle » aux Algériens ; c’est le pouvoir réel et cela permet de savoir exactement d’où vient la décision. Mais Gaïd Salah n’a pas décidé seul de cette annonce. C’est le fruit d’un consensus au sommet de l’Etat à un moment où toute annonce venue de la présidence aurait été accueillie avec suspicion. C’est pour cela que le chef d’état-major a préféré lui-même annoncer cette mesure.

Il avait déjà préparé le terrain dans ses précédents discours, notamment dans sa dernière intervention, le 18 mars, quand il a affirmé que des solutions existaient pour sortir de la crise. Par ailleurs, le président Abdelaziz Bouteflika a déjà sans doute démissionné. Je pense qu’il a déjà écrit sa lettre, qu’elle est déjà signée. J’ai été de ceux qui avaient solennellement demandé au président de quitter le pouvoir pour éviter un vide institutionnel dangereux au terme de son mandat actuel.

Ce processus enclenché sur la base de la Constitution actuelle peut-il vraiment déboucher sur la transition politique que demandent les manifestants ?

Ce n’est pas une transition. C’est une succession assurée par un texte constitutionnel, l’article 102, qui est purement normatif. Il permet d’assurer cette succession à la présidence de la République de la meilleure manière possible pour éviter une rupture violente. Le Conseil constitutionnel va s’en saisir et les choses vont se passer très rapidement. Factuellement, la démission du président va être transmise au Parlement, qui va déclarer la vacance de la fonction présidentielle et va charger le président du Conseil de la nation d’assurer un intérim technique.

Ce qui signifie que ce dernier n’est pas président de la République. Les attributions du chef d’Etat intérimaire sont très verrouillées par les textes. Il ne peut pas réviser la Constitution, ne peut pas organiser de référendum, ne peut pas légiférer par ordonnance. Il aura comme fonction d’assurer la continuité de l’Etat et, surtout, d’organiser dans les trois mois une élection présidentielle. Il ne peut nommer un gouvernement ni se présenter lui-même à l’élection.

Quatre-vingt-dix jours, n’est-ce pas trop rapide ? Quelles garanties peut avoir la population sur la transparence de la prochaine élection ?

Il y a quand même la pression de la rue, avec un grand R : la voix des millions de personnes va compter. C’est vrai que la haute instance électorale, chargée d’organiser et de contrôler le déroulement du scrutin, est constitutionnalisée dans sa forme actuelle. Il va donc être difficile de réviser son fonctionnement.

Il faut que la nomination de ses membres se fasse en concertation avec la société civile, que ce soit elle qui propose des noms et que le chef d’Etat par intérim ne fasse que formaliser juridiquement ses propositions. C’est possible. Et c’est tout l’enjeu des négociations qui vont débuter entre ceux qui sont dans la rue et le pouvoir réel. C’est donc à la rue et à ses représentants de peser et d’être une force de proposition.

Ce qui pose un défi à la société civile. Elle doit très rapidement se trouver des représentants…

Tout à fait. Elle doit être en mesure de dégager rapidement des représentants. Et je pense que c’est bien qu’elle soit poussée à le faire. Il y a urgence. Le pays a besoin d’une autorité politique légitime. Nous allons dans très peu de temps être confrontés à une grave crise économique. Il n’y a plus d’argent dans les caisses. Des décisions devront être prises et seule une autorité légitimement élue par le peuple pourra le faire.

Car des mesures sans doute douloureuses nous attendent, et ce n’est pas une autorité cooptée qui pourra les prendre. Celui qui sera élu devra être courageux. La politique actuelle, qui consiste à actionner la planche à billets et nous inonder de papier, n’est plus soutenable. Elle nous mène vers une crise sociale aiguë qui pourrait s’additionner à la crise politique.

Le processus enclenché avec la demande d’application de l’article 102 est d’ores et déjà contesté. Etes-vous malgré tout optimiste ?

Il va y avoir des mécontents. Mais qu’on le veuille ou non, les manifestants ont déjà obtenu l’essentiel : le départ d’Abdelaziz Bouteflika, et d’autres têtes vont encore tomber. Le système est sur la défensive : le premier ministre actuel a du mal à composer son équipe. Une élection est la seule façon d’éviter de faire perdurer le système de cooptation qui régit le pays depuis l’indépendance.

Nous avons l’habitude de voir, en Algérie, les gens cooptés. Or la cooptation ne doit absolument pas être envisagée pour répondre aux aspirations légitimes de millions de personnes qui demandent l’émergence d’une représentation populaire. Jusqu’à preuve du contraire, le procédé le plus courant que l’on connaît de par le monde pour désigner une autorité politique légitime reste l’élection au suffrage universel.

C’est la procédure la plus démocratique. La seule qui puisse permettre de dégager une personnalité, une autorité légitime. Seul le passage rapide à une élection démocratique permettra ensuite de renouveler les institutions.