Une patrouille de soldats français de l’opération « Barkhane » à Tin Hama, dans la région de Gao, au Mali, en octobre 2017. / Benoit Tessier / REUTERS

Tribune. Le rédacteur en chef d’Afrique contemporaine, une revue académique, a récemment démissionné à cause de la suspension sine die d’un dossier consacré aux conflits du Mali. Sa décision a été motivée par des interférences politiques de la part du bailleur financier de la revue, l’Agence française de développement (AFD). Elle met en évidence plusieurs problèmes qui dépassent la seule question du Mali et du contenu d’articles qui avaient été dûment validés par des référés anonymes puis par le conseil scientifique d’Afrique contemporaine.

La revue, en l’occurrence, date de 1962 et a d’abord été publiée par La Documentation française sous la tutelle des services du premier ministre. Elle est aujourd’hui portée par l’AFD, une institution financière et gouvernementale qui, au fil des ans, a fini par concentrer un bon nombre d’outils et de moyens de la « coopération outre-mer », comme on l’appelait autrefois. A sa manière, la revue Afrique contemporaine est donc emblématique de la possibilité – ou non – de faire travailler ensemble des chercheurs et des praticiens du développement dans les régions où ces derniers interviennent, en particulier dans les pays où se déroulent concomitamment des opérations militaires de la France.

Les deux métiers sont différents, obligeant à se positionner différemment sur le terrain. En accord avec les impératifs de la diplomatie française, d’abord, le praticien de l’aide publique au développement est bien souvent contraint de composer avec des régimes autoritaires et corrompus pour atteindre les populations locales, notamment lorsqu’il finance directement des gouvernements. Le chercheur en sciences sociales, lui, doit au contraire garder la distance nécessaire pour mener une analyse critique de ses objets d’étude. Ces deux logiques peuvent facilement s’entrechoquer lorsque sont étudiés les mécanismes de la corruption, le détournement de l’aide internationale ou les conséquences d’une politique répressive dans un pays en développement.

Ainsi, il arrive que les conclusions des chercheurs en sciences sociales déplaisent aux décideurs. De la même manière que la justice doit être indépendante de l’exécutif, l’indépendance académique n’est pourtant pas négociable. Elle est d’autant plus cruciale que le chercheur a besoin de sérieuses garanties pour être en mesure de critiquer l’institution qui le paie. C’est aussi une question d’éthique : in fine, l’objectif principal est de produire des savoirs autonomes. Il n’est pas de participer à l’industrie de la consultance en développant une recherche technocratique et sectorielle au service des opérateurs.

Liberté d’expression académique

De ce point de vue, la suspension du dossier d’Afrique contemporaine par l’AFD est significative. Elle interroge la liberté d’expression académique sur des sujets sensibles, en particulier à propos d’un pays, le Mali, où l’armée française intervient massivement depuis 2013. Un tel réflexe de la part d’une agence de l’Etat questionne aussi la politique gouvernementale de mutualisation des moyens de l’action extérieure de la France. Qu’adviendrait-il de la recherche en sciences sociales sur les pays en développement si celle-ci était placée sous la tutelle d’un organisme qui répond directement aux ordres de l’Elysée ?

Dans le contexte de la guerre « globale » contre le terrorisme, enfin, les tribulations de la revue Afrique contemporaine interrogent plus spécifiquement la capacité des décideurs politiques à entendre une analyse critique sur les engagements militaires de la France et de la communauté internationale. Fort heureusement, l’appareil d’Etat n’est pas monolithique. Il existe des diplomates, des militaires et des opérateurs du développement qui sont parfaitement capables d’accepter la critique : à eux maintenant de prendre le relais pour soutenir l’indépendance académique d’Afrique contemporaine.

Signataires : Marielle Debos (Université Paris Nanterre, sciences politiques) ; Fatoumata Coulibaly (Université des sciences sociales et de gestion de Bamako, géographe) ; Gilles Dorronsoro (Paris I, sciences politiques) ; Vincent Foucher (CNRS, sciences politiques, ancien rédacteur en chef de la revue Afrique contemporaine) ; Benjamin Soares (University of Florida, sciences politiques) ; Emmanuelle Olivier (CNRS, ethnomusicologie) ; Richard Banégas (Sciences Po) ; Anne Doquet (IRD, anthropologue et historienne) ; Adam Baczko (CESSP-Université Paris I Panthéon Sorbonne, sciences politiques) ; Marielle Debos (Université Paris Nanterre, sciences politiques) ; Eric Jolly (CNRS, anthropologie) ; Vincent Foucher (CNRS, sciences politiques) ; Jean-Loup Amselle (EHESS, anthropologie) ; Sonia Le Gouriellec (Université catholique de Lille, sciences politiques) ; Dougoukolo Ba-Konaré (docteur, sciences politiques) ; Jean-Nicolas Bach (CEDEJ Khartoum, sciences politiques) ; Romain Tiquet (Université de Genève, histoire)...

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