LA LISTE DE LA MATINALE

Dans l’actualité cinématographique, des films sur l’identité : celle de la France et d’Israël, mais aussi de la Syrie en guerre. Identité d’un jeune homo, d’un père quitté, ou d’un éléphant revu et corrigé par Tim Burton.

« Synonymes » : la France, cette fiction

SYNONYMES de Nadav Lapid - bande-annonce officielle
Durée : 01:42

Nadav Lapid, figure de proue de la jeune génération du cinéma israélien, révélé en 2011 avec son inoubliable brûlot Le Policier, a tourné en France, sous l’égide du producteur Saïd Ben Saïd, son long-métrage Synonymes. Le déplacement d’un cinéaste à l’étranger est souvent un événement passionnant, qui permet de mettre son regard à l’épreuve d’une réalité différente, comme d’offrir à son pays d’accueil cette occasion précieuse d’être enfin perçu de l’extérieur, selon une perspective qui d’ordinaire lui échappe. Synonymes s’empare précisément de cette question de l’exil et de l’accueil, pour parler non seulement d’Israël à travers le prisme de la France (et inversement), mais de toute la construction fantasmatique qui accompagne la notion de pays, se traduisant par un sentiment d’appartenance ou de rejet.

Ce rejet, c’est d’abord celui de Yoav (Tom Mercier), un jeune Israélien s’installant à Paris sans un sou en poche, dans l’idée de rompre définitivement avec son pays d’origine. Cette rupture est d’abord sémiologique : le jeune homme se refuse à prononcer le moindre mot d’hébreu, pratiquant à sa place un français littéraire et surprenant.

Le refus de Yoav ne s’arrête pas là. On le retrouve à l’état brut dans la gestuelle du personnage, porté par l’intensité de son engagement physique – qui est celui aussi de son interprète débutant, Tom Mercier, véritable révélation du film. A l’apathie et à la désaffection du décor parisien, Yoav oppose une mobilité vigoureuse, une corporalité combative, qu’il soit amené à lutter nu contre le froid, à danser dans les bars ou à passer des castings pornographiques. Mobilité que la mise en scène de Nadav Lapid entraîne vers un registre chorégraphique tout en saccades, ruptures de ton et déviations inattendues (on pense beaucoup à Prénom Carmen, de Jean-Luc Godard) et qui atteint par moments des pics figuratifs sidérants. Mathieu Macheret

Film français de Nadav Lapid. Avec Tom Mercier, Quentin Dolmaire, Louise Chevillotte, Jonathan Boudina (2 h 03).

« Still Recording » : ça filme toujours en Syrie

STILL RECORDING BANDE ANNONCE VOSTFR
Durée : 01:30

Inaugurée en mars 2011, l’insurrection syrienne aura mis longtemps à être désarmée. Ce fut la plus belle et la plus tragique des révolutions, commencée par des chansons, des slogans et des performances tournant le tyran en dérision, continuée par les armes, défaite dans un bain de sang, la faute à la discorde et au cynisme des ­nations.

Au cinéma, un chef-d’œuvre d’ores et déjà existe. Celui d’Eau argentée (2014), d’Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan. Film de montage réalisé à partir d’images des deux camps en présence glanées sur Internet, il s’agit là d’une vision épique d’une tragédie en marche, déchirée par une beauté convulsive et une conscience douloureuse. Travail d’orfèvre, vision d’artiste.

Still Recording est à mille lieues de là. Le film se construit pourtant lui aussi à partir d’un matériau documentaire – des heures d’images filmées, entre 2011 et 2015, depuis la Ghouta orientale, à une encablure de Damas. Son point de vue est toutefois plus circonstancié, et il tient davantage de la chronique au long cours. Si l’on veut, on pourrait tenir la syntaxe de Still Recording pour de la prose, là où Eau argentée relevait purement de la syncope poétique. Le film qu’on découvre aujourd’hui n’en est pas moins édifiant, monté depuis Beyrouth, où ils sont aujourd’hui réfugiés, par Saeed Al Batal, jeune étudiant en ingénierie à l’époque, et Ghiath Ayoub, peintre et sculpteur. Jacques Mandelbaum

Documentaire syrien de Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub (2 h 08).

« C’est ça l’amour » : mon père quitté, ce héros

C'est ça l'amour - Bande-annonce
Durée : 01:27

Dans une maison qui lui a paru longtemps trop petite, un homme se perd. La femme de Mario (Bouli Lanners) l’a quitté, le laissant avec ses deux filles. Nikki, l’aînée (Sarah Henochsberg), s’apprête à laisser l’adolescence derrière elle alors que Frida, la cadette (Justine Lacroix), se débat dans les tourments des premiers émois. C’est beaucoup pour un seul homme, que Claire Burger filme comme un boxeur K.-O. debout, peinant à prendre conscience du coup que la vie vient de lui asséner. Pour dire l’histoire de Mario et de ses filles, Claire Burger est retournée à Forbach, en Lorraine, la ville où elle a grandi, pas très loin des lieux où elle a tourné son premier long-métrage, Party Girl, réalisé avec Marie Amachoukeli et Samuel Theis.

Le type qui s’est fait plaquer est aussi un héros obstiné, qui ne renoncera à rien dans son effort pour revenir à la vie. Pour que l’on croie à cette entreprise de rédemption aussi maladroite qu’obstinée, il fallait un acteur capable de faire rire sans qu’on se moque de lui, de faire pleurer sans qu’on sombre dans l’apitoiement. Bouli Lanners a déjà derrière lui une belle collection de personnages, mais la richesse des nuances qu’il apporte à la construction de celui de Mario est hors du commun. Le scénario de Claire Burger le fait circuler entre son travail, dans une administration territoriale, les lieux culturels de Forbach qu’il fréquente assidûment, et son petit pavillon. Au lieu d’envahir le film, l’éclosion de ce personnage crée des espaces pour les autres, à commencer par les deux filles. Thomas Sotinel

Film français de Claire Burger. Avec Bouli Lanners, Justine Lacroix, Sarah Henochsberg (1 h 38).

« Boy Erased » : effacer l’homosexuel en soi

BOY ERASED Bande Annonce (2019) Nicole Kidman, Russell Crowe
Durée : 02:52

Adapté du roman autobiographique de Garrard Conley, Boy Erased. A Memoir, paru en 2016, le film retrace l’itinéraire d’un garçon de 19 ans, Jared (Lucas Hedge), que son père (Russell Crowe) – pasteur baptiste ultraconservateur – et sa mère (Nicole Kidman) envoient suivre une thérapie de conversion afin qu’il puisse « guérir » de son homosexualité. Nous sommes en Arkansas, aux Etats-Unis, où la pratique demeure courante. Dans le film, les jeunes, pétris d’éducation religieuse et de culture puritaine, s’y plient parfois avec une bonne volonté qui interroge. Certains, au contraire, tentent une rébellion vite matée par les « soignants » chargés de les faire changer d’orientation sexuelle. D’autres enfin, comme Jared, doutent, ne sachant pas encore tout à fait qui ils sont.

Ce chemin, dans le film, s’effectue tandis qu’autour la violence invisible agit, entraînant certains à l’effondrement ou au suicide. Au sein de ce mouvement contraire, les parents de Jared demeurent longtemps pris entre deux feux, les principes et le bonheur de leur fils. Dans cette hésitation, Nicole Kidman fait évoluer son personnage avec un raffinement que ne laisse pas soupçonner son allure de bigote. Elle n’en est que plus surprenante. Et malgré quelques facilités scénaristiques et effets démonstratifs qui insistent sur les bons sentiments, le film parvient à entretenir une tension plus subtile que ne laissent entrevoir, au premier abord, sa mise en scène et son esthétique plutôt convenues. Véronique Cauhapé

Film américain de Joel Edgerton. Avec Lucas Hedge, Nicole Kidman, Russell Crowe (1 h 55).

« Dumbo » : l’éléphanteau revisité par Tim Burton

Dumbo - Première bande-annonce (VOST)
Durée : 01:32

En juillet 2017, lorsque Disney a mis en ligne les premières images de la version numérique de Dumbo, l’éléphanteau volant a provoqué une éruption de sarcasmes. Sur les réseaux sociaux, on s’est moqué de son regard de zombie, de ses oreil­les qui ressemblaient à des ailes de chauve-souris. On l’a accusé de faire peur aux petits enfants, de trahir son modèle sur celluloïd, le Dumbo du film d’animation de 1941. Cette tempête dans un seau d’eau (il faut au moins un seau pour désaltérer un éléphant) tenait essentiellement à la présence dans les coulisses de Tim Burton, à qui Disney avait confié la réalisation de cette nouvelle version d’un des titres les plus rentables du répertoire de la compagnie.

Si Tim Burton s’est amusé à subvertir l’histoire de cet enfant arraché à sa mère célibataire, ce n’est pas en la tirant vers l’horreur. Bien sûr, le réalisateur de Beetlejuice et des Noces funèbres ne peut tout à fait renoncer à son numéro de funambule entre burlesque et terreur : vers la fin du Dumbo du XXIe siècle, on entreverra les silhouettes terrifiantes des créatures qui hantent une attraction de Dreamland, le parc d’attractions dans lequel a échoué le petit pachyderme. Mais l’essentiel du film est ailleurs, dans la peinture (et le mot va bien, car, même s’il s’agit de cinéma, Burton s’est inspiré de l’art américain du début du XXe siècle, avec une prédilection pour la mélancolie d’Edward Hopper) d’une petite communauté d’artistes qui lutte pour échapper à l’emprise de l’argent. Thomas Sotinel

Film américain de Tim Burton. Avec Colin Farrell, Danny DeVito, Eva Green (1 h 52).