Sihem Bensedrine, présidente de l’Instance vérité et dignité, a rendu, le 26 mars 2019, le rapport sur plus de quatre années de travail sur les crimes commis avant la « révolution de jasmin » de 2011. / FETHI BELAID/AFP

C’est dans une petite salle d’un restaurant traditionnel de la Medina de Tunis que l’Instance vérité et dignité (IVD) a remis solennellement son rapport final, un pavé de plus de deux mille pages, aux représentants de la société civile, mardi 26 mars. « Nous aurions préféré le faire dans un lieu de souveraineté, mais vous savez ce qu’il en est », témoigne l’un des intervenants. Jusqu’au bout, l’IVD aura été poussée à la porte.

Son travail et sa présidente ont fait l’objet de critiques et de boycottage médiatique pendant les quatre ans et demi de son mandat. Les uns accusant Sihem Bensedrine, la présidente, d’être juge et partie d’un processus trop sensible, d’autres mettant en exergue l’impuissance de l’IVD face à l’ampleur des plaintes déposées. Elles sont plus de 62 000, sur lesquelles 174 dossiers ont été instruits. « La semaine dernière encore, alors que nous finalisions des décisions, à minuit, nous avons reçu un nouvel ordre de dissolution venant d’en haut », raconte la présidente, émue.

Un premier pas vers la reconnaissance

L’IVD a officiellement clos ses travaux le 31 décembre 2018 bien que le Parlement tunisien ait voté en mars 2018 le non-prolongement de son mandat de quatre ans. Ce vote controversé s’ajoutait à des années de confrontation entre l’IVD, le gouvernement, la présidence et certains parlementaires. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas abandonné et font aujourd’hui circuler un projet de loi qui permettrait de dissoudre les chambres spéciales. Créées par la loi sur la justice transitionnelle, ce sont elles qui jugent les cas de violations des droits humains instruits par l’IVD.

Ce mardi soir, l’atmosphère n’est toutefois pas tendue. Sihem Bensedrine semble soulagée et heureuse de remettre le rapport à la société civile. Dans ses pages, la transcription de quatre années de travail revient sur l’histoire oubliée de la Tunisie : les opposants yousséfistes, l’indépendance du pays en 1956 et la mainmise du protectorat français encore des années après, la dictature de Ben Ali et ses purges anti-islamistes, la révolution de 2011 et ses martyrs, dont la liste officielle n’a jamais été publiée au Journal officiel. Le rapport représente un premier pas vers la reconnaissance d’une mémoire douloureuse. A titre d’exemple : près de 1 782 Tunisiens ayant combattu contre les forces françaises, dont 367 femmes, ont été entendus par l’IVD. Un document à la fois rare et précieux pour l’Histoire.

« En faisant ce rapport, nous ne voulions pas être encore accusés de conduire une justice vengeresse. Au contraire, l’idée est vraiment d’amorcer le processus de réconciliation », raconte Oula Ben Nejma, présidente de la commission de recherche et d’investigation. Certains noms ne sont écrits qu’avec leurs initiales, d’autres, à l’instar de celui du président de la République, Béji Caïd Essebsi, sont rédigés en toutes lettres. Le rapport le mentionne pour son rôle joué entre 1962 et 1965 dans les procès dit du complot contre l’ancien leader Habib Bourguiba. A l’époque directeur de la sûreté, Béji Caïd Essebsi aurait supervisé ces procès, non équitables et hâtifs, qui avaient mené à la condamnation à mort de treize personnes.

Le président ne s’est pas exprimé pour le moment. Il avait accepté la remise en main propre du rapport, il y a quelques mois, malgré ses constantes critiques à l’encontre de l’IVD. « Lui et le président de l’Assemblée ont fini par jouer le jeu, contrairement au chef du gouvernement », souligne Antonio Manganella, directeur pays de l’association Avocats sans frontières à Tunis.

Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, avait pourtant gardé une distance discrète à l’égard de l’IVD, sans montrer de signes de soutien ou de discrédit. Lorsque l’Assemblée avait voté contre la prolongation du mandat de l’instance, le ministère chargé de la société civile avait accepté que l’IVD poursuive jusque fin 2018, lui permettant ainsi d’aller au bout de son travail. Mais, fin décembre, alors que l’instance est en train d’achever ses travaux, Youssef Chahed déclare dans une allocution télévisée que l’IVD a échoué et « divisé les Tunisiens ». Ce 26 mars, lors de la remise du rapport, aucun représentant de l’Etat n’était là. Même les députés parfois présents aux auditions publiques des victimes étaient aux abonnés absents, à l’exception d’une parlementaire du parti de gauche, le Courant démocrate.

Fonds d’indemnisation

Le document de l’IVD présente pourtant des recommandations importantes pour la pérennité du processus. L’article 70 de la loi sur la justice transitionnelle oblige l’Etat à mettre en œuvre les recommandations du rapport dans un délai d’un an après sa publication. « La redevabilité judiciaire est importante, mais il faut aussi que la machine des réformes se mette en place, sinon l’impunité se répétera », explique Sihem Bensedrine. Parmi les recommandations figure une instance indépendante qui superviserait le travail de la police et du renseignement pour éviter les dérives. L’IVD propose aussi l’indépendance totale de la Cour des comptes avec la création d’un organisme chargé de superviser l’argent des associations et des partis politiques.

L’aspect pécuniaire a été au cœur des polémiques qui ont touché l’IVD, notamment avec le fonds de réparation supposé indemniser 10 000 victimes mais que le gouvernement actuel tarde à mettre en place. La présidente a même déclaré que le contentieux d’Etat, en charge des contentieux judiciaires concernant l’Etat, avait perdu près de 440 millions d’euros qui auraient pu servir à financer ce fonds. Le responsable du contentieux d’Etat aurait refusé de négocier des procédures d’arbitrage avec d’anciens hommes d’affaires ou membres du clan Ben Ali. Ces procédures, supervisées par l’IVD, permettaient une forme de réconciliation économique. Le chargé du contentieux a réagi aux accusations, déclarant que les sommes proposées n’étaient souvent pas à la hauteur de l’ampleur des dommages.

« Aujourd’hui, la société civile doit surtout veiller à ce que la justice continue son travail pour les procès en cours, et voir comment la justice transitionnelle peut se retrouver dans les débats électoraux qui vont arriver en fin d’année », témoigne Antonio Manganella. La Tunisie doit élire de nouveaux parlementaires et un nouveau président fin 2019. L’IVD demande aussi que le chef de l’Etat présente des excuses publiques aux victimes, au nom de l’Etat tunisien, toujours dans une optique de réconciliation morale.