Dargaud 2019

Les lecteurs n’y croyaient plus, se désespéraient pour certains. Dix ans et quatre mois après la publication du dernier tome du Retour à la terre, le nouveau volume de cette série à succès (800 000 exemplaires vendus), signée Jean-Yves Ferri (scénario) et Manu Larcenet (dessin), sort – enfin – en librairie, ce vendredi 29 mars. Six années avaient séparé le premier album (2002) du cinquième (2008). Sous-titré Les Métamorphoses, ce sixième opus est un régal de drôlerie, qu’on peut lire de manière autonome, sans nécessairement avoir la connaissance ou le souvenir des précédents épisodes.

Le pourquoi d’un si long délai est explicité à cette occasion, le principe même du Retour à la terre étant de relater les états d’âme de ses propres auteurs – en particulier ceux de Larcenet, surnommé Larssinet, un dessinateur citadin ayant décidé d’aller vivre à la campagne, dans un lieu-dit appelé les Ravenelles. Ce dernier n’a pas chômé durant tout ce temps, occupé qu’il fut à réaliser son grand projet, Blast (appelé ici Plast), une plongée de 800 pages dans la psyché d’un ancien écrivain ayant décidé de tout plaquer après la mort de son père. Ferri, lui, a été accaparé – le mot est faible – par Astérix, dont il est devenu le scénariste officiel en 2011, produisant trois albums dans l’intervalle, en compagnie du dessinateur Didier Conrad.

Dargaud 2019

Leur éloignement professionnel est l’un des ressorts des Métamorphoses où, comme dans les précédents tomes, fonctionne à plein le procédé de mise en abyme. Convaincus d’avoir « perdu » Ferri par la faute d’Astérix, les patrons de Dargaud ont décidé de relancer la carrière de Larssinet en lui proposant de réaliser une version française d’un personnage de comics américain, Nasty Bonzo, sorte de zombi vert vêtu d’un slip kangourou. L’éditeur Philippe – en réalité Philippe Ostermann, l’ancien directeur général de Dargaud – est envoyé en mission aux Ravenelles. Une expédition mouvementée l’attend.

Torturé et tordant

Aux Ravenelles justement, la petite vie continue, comme si de rien n’était, ou presque. En plein déni jusque-là, Manu prend conscience que sa femme Mariette est enceinte de sept mois d’un deuxième enfant, ce qui le plonge dans le souvenir douloureux du départ de son propre père, au moment de la naissance de son frère. Reprenant à son compte la noirceur de Blast, Ferri peint un portrait torturé et tordant à la fois d’un Larcenet/Larssinet ayant du mal à composer avec le monde réel, qu’il n’a de cesse de fuir en plongeant sa tête, à la manière d’une autruche, dans un emballage en carton.

Dargaud 2019

Cet exercice de dérision appliquée est nourri d’une part d’autobiographie, mais pas forcément celle qu’on croit. « J’ai beaucoup brodé, confie Jean-Yves Ferri depuis sa « campagne » à lui, l’Ariège. Larcenet n’a jamais été confronté à un déni de grossesse. Je me suis permis de le mettre dans cette situation, car cela fonctionnait bien dans la composition du personnage. Idem du départ supposé de son père, dont il n’a jamais été séparé. Cet épisode m’est arrivé, en revanche. Je l’ai flanqué sur le dos de Manu, en quelque sorte. »

Larssinet serait donc ainsi autant Larcenet que Ferri, pourront deviner les lecteurs, tout en se délectant de ce qui fait le sel de la série. D’abord une brochette de personnages secondaires tous plus succulents les uns que les autres : Madame Mortemont, la mémé acariâtre de la maison d’à côté, ici convertie aux joies du smartphone ; Loupiot, l’épicier du village, doté de pouvoirs de devin (il avait prévu la crise des subprimes) ; M. Henri, le propriétaire taiseux de Manu, qu’on découvre amoureux comme un jouvenceau ; l’Ermite, un ancien maire, parti en retraite spirituelle après un redressement fiscal…

Dargaud 2019

Ce petit théâtre rural ne s’ébroue pas en vase clos. Comme il le fait avec Astérix, Ferri parsème son récit de clins d’œil à l’actualité. Les migrants, les ZAD, les bus Macron s’invitent subrepticement au milieu de cet assemblage de strips, où triomphe l’art de l’ellipse du scénariste. En rupture avec le début de la série, le dessin de Larcenet, passé à la palette graphique, ajoute, lui, une candeur mélancolique à l’ensemble. Lequel méritait bien quelques années d’attente.

Le Retour à la terre, tome 6 : Les Métamorphoses, Jean-Yves Ferri (scénario) et Manu Larcenet (dessin), Dargaud, 48 pages, 12 euros.