Ce sont de beaux clichés comme on en voit tant sur Instagram et autres réseaux sociaux. De jeunes gens posent en équilibre sur des rails abandonnés, le ciel s’ouvre largement, des filtres ont sans doute été appliqués pour rendre les images plus esthétiques. Le problème est que ces photos ont été prises dans l’ancien de camp de concentration d’Auschwitz, en Pologne. Le 20 mars, le mémorial d’Auschwitz, qui gère ce lieu de mémoire, les a relayées sur Twitter, accompagnées d’un texte cinglant :

« Quand vous venez à Auschwitz, souvenez-vous que vous êtes sur un site où un million de personnes ont été tuées. Respectez leur mémoire. Il y a de meilleurs endroits pour apprendre à marcher en équilibre sur des rails que sur le site qui symbolise la déportation de centaines de milliers de personnes vers leur mort. »

Ce message a provoqué des dizaines de milliers de réactions sur le réseau social, et beaucoup d’internautes se sont indignés de découvrir, notamment sur Instagram, selfies et autres photos stylisées dans l’ancien camp de concentration.

« Egocentrisme obscène »

Le mémorial a tenu à préciser qu’il n’était ni contre les photos du lieu, ni contre les selfies sur le site. « Les selfies font partie du langage visuel d’aujourd’hui, et les gens l’utilisent souvent sans vouloir manquer de respect », a-t-il expliqué sur Twitter. « Mais parfois cela peut être offensant et blessant. Toutefois, dans ce cas précis, nous ne parlons que des personnes qui marchent sur les rails comme ça. »

Pour l’institution, « prendre des photos est important ». « C’est comme cela que les gens documentent leurs visites, se souviennent des endroits. Ils montrent les images à d’autres et racontent leur expérience. » Le mémorial renvoie d’ailleurs à son propre compte Instagram, sur lequel il partage des images du lieu et des photos d’archive.

Rémi Dalisson, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rouen, se dit, lui, « atterré » par ces photos, qu’il s’agisse des selfies ou des images sur les rails. « Auschwitz est une usine de mort, on n’y fait pas n’importe quoi », recadre ce spécialiste des rapports entre histoire et mémoire, et des commémorations.

« Je pense que ces gens n’ont rien compris, qu’ils ne se rendent pas compte qu’il y a eu des morts. Ce qui compte pour eux, c’est leur image à eux, et pas ce qu’il y a autour. C’est d’un tel narcissisme ! C’est de l’ignorance crasse, un égocentrisme morbide et obscène. »

« Une norme de présentation de soi »

Fanny Georges, maître de conférence à l’université Sorbonne-Nouvelle et spécialiste de l’identité numérique, évoque quant à elle un « choc des cultures » :

« Le selfie est souvent interprété comme un acte de narcissisme, mais c’est en fait une pratique médiatique comme une autre. Ces photos ne sont pas nécessairement une façon de montrer qu’on est particulièrement beau, ou ceci, ou cela. C’est une manière de dire qu’ils sont là, de faire passer leur émotion, avec leurs moyens communicationnels. Il s’agit moins d’utiliser Auschwitz pour communiquer une image de soi que de communiquer une émotion liée au lieu, même si ça passe par des filtres, une présentation impeccable… C’est une norme de présentation de soi. »

Et dans le cadre de cette norme, devenue selon elle « une condition nécessaire pour communiquer » pour certaines générations, « montrer un visage en pleurs sur un selfie n’aurait pas de sens ». « Sur les réseaux sociaux, on se présente toujours de façon positive, avec détachement, mais tout le monde sait que ce n’est qu’une norme de communication. »

Un constat que déplore Rémi Dalisson. « Comment ce narcissisme absolu est-il devenu la norme ? Qu’est-ce que cela signifie ? Cela doit nous poser un problème. Et qu’ils ne se rendent pas compte du choc que ça crée, c’est grave. Il faut leur dire que les images ont un sens. »

Mêmes images à Oradour-sur-Glane

Il s’oppose aussi à l’argument qu’ont apporté des internautes en réponse au message du mémorial d’Auschwitz. « Marcher sur des rails symbolise que les choses vont mieux aujourd’hui », écrit par exemple l’un d’entre eux sur Twitter. « Laissez les gens rire. Se souvenir, ça n’implique pas d’être solennel et austère tout le temps. »

« Sourire est humain », a répondu le mémorial. « Il y a d’ailleurs des histoires humaines qui se sont passées à Auschwitz qui peuvent faire sourire les gens. Vous n’avez pas à être solennel et austère tout le temps. Mais il y a des choses qui sont simplement irrespectueuses. » L’institution développe :

« Parfois les gens ont besoin de décompresser un peu. Mais il y a des moyens plus ou moins appropriés de le faire sur ce site historique. Marcher sur les rails où des centaines de milliers de personnes ont été envoyées dans les chambres à gaz ne fait pas partie des moyens appropriés. »

La question des selfies et autres photos « légères » prises dans des lieux de mémoire n’est pas nouvelle, ni cantonnée à Auschwitz. Une simple recherche sur Instagram concernant d’autres camps de concentration, par exemple, ou le centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane, fait apparaître des images de ce type.

Un projet artistique lancé en 2017, Yolocaust, dénonçait ce phénomène à l’aide de montages chocs. Son auteur, l’Israélien Shahak Shapira, a récupéré des photos de touristes prises au mémorial de la Shoah à Berlin, et a découpé les personnages pour les intégrer dans des images d’archive montrant des cadavres de personnes déportées. Après la mise en ligne du projet, les touristes en question, dit-il sur son site, « ont compris le message, ont présenté leurs excuses et ont décidé de supprimer les selfies de leurs comptes Facebook et Instagram ».