Des « gilets jaunes » à Noyon, dans l’Oise, le vendredi 28 mars. / KENZO TRIBOUILLARD / AFP

L’appartement était encore décoré d’araignées et de citrouilles creusées avec les enfants pour Halloween. Catherine Thébaud a ouvert la grande fenêtre du salon, qui donne sur une ruelle adjacente à la place Pey Berland, à Bordeaux. Pour faire plaisir à ses fils âgés de 5 et 8 ans, mais aussi « parce qu’elle se sentait proche des manifestants, humainement », cette institutrice de 37 ans a sorti les casseroles. « On a tapé dessus comme des fous pour les soutenir », se souvient celle qui n’« osait pas enfiler le gilet » mais voulait « leur dire qu’il y avait aussi une majorité silencieuse derrière eux ». C’était le samedi 24 novembre, l’acte II des « gilets jaunes », il y a plus de quatre mois déjà. Depuis ? « Une routine s’est mise en place, la lassitude aussi, et un peu de colère », résume la mère de famille.

Le vendredi soir, c’est « une nouvelle gymnastique » pour cette famille qui vit en location et avait choisi le quartier « pour le charme et la simplicité à vivre ». Il y a la voiture de son mari, qui travaille en banlieue, à déplacer. « On la met chez ma mère, à 5 kilomètres, pour éviter les mauvaises surprises ». Les courses à faire impérativement, et l’argent à retirer pour le week-end car « les distributeurs de la zone sont souvent protégés par des plaques de bois », souligne Catherine Thébaud. Mais surtout, « il faut parler avec les garçons, essayer de dédramatiser ».

Le 8 décembre, alors que la famille tente de regagner son appartement, elle se retrouve enserrée entre des manifestants et un cordon de police, étouffée par les gaz lacrymogènes à « cracher (ses) poumons ». Les quatre trouvent finalement refuge dans une boutique de prêt-à-porter non loin, où ils resteront près d’une heure à attendre une accalmie. Ce jour-là, trente-huit personnes sont blessées dans les affrontements avec la police. « Mon aîné est très sensible. Depuis, il dort très mal et me demande souvent s’il va y avoir encore des flammes. Je le sens tellement inquiet », dit Mme Thébaud.

Samedi 30 mars, pour l’acte XX des « gilets jaunes », le maire de Bordeaux, Nicolas Florian, a dit redouter « une journée apocalyptique ». Les Thébaud, eux, ont préféré quitter la ville, « pour éviter de traumatiser les petits ». Ils disent « comprendre toujours les raisons de la colère, mais plus la manière dont elle s’exprime ».

Rendez-vous hebdomadaire

Voilà vingt semaines que la France vit au rythme des samedis de manifestations des « gilets jaunes » – une longévité quasi inédite pour un mouvement social. Si, dans les premières semaines, la fronde immobilisait de nombreux ronds-points et perturbait de nombreux automobilistes, elle s’est concentrée, au fil des « actes », sur les centres-villes des agglomérations – grandes comme petites. Et ce rendez-vous hebdomadaire s’est, peu à peu, inscrit dans la vie de beaucoup de Français, comme nous l’ont raconté dans un appel à témoignages lancé sur LeMonde.fr plusieurs centaines de lecteurs.

Il y a, bien sûr, les plus directement touchés. Arnaud D. travaille dans un hôtel, à deux pas des Champs-Elysées, à Paris. Pour 1 450 euros par mois, il fait un samedi sur deux, et c’est « à chaque fois le même stress ». Il faut trouver d’abord trouver par quel chemin y arriver, dans le labyrinthe mis en en place par la police. « J’ai toujours peur de me faire arrêter, et surtout de me prendre un tir perdu ». Aux touristes qui appellent inlassablement pour s’enquérir de la situation, il ne sait plus vraiment quoi répondre : « Ça peut durer encore longtemps », pronostique celui qui a eu l’occasion de discuter plusieurs fois avec des « gilets jaunes » « très remontés ».

Pour d’autres, c’est économiquement que ces vingt semaines de manifestation pèsent. François Descols, guide conférencier en japonais, a vu son activité « chuter vertigineusement » depuis le début de la crise sociale. « On retrouve une baisse du tourisme comme on a connu après les attentats de 2015 », déplore-t-il. Certains commerçants accusent aussi le coup, comme Antoine Martin, qui tient un restaurant dans le centre d’Angers. Lui craint « ne pas pouvoir prolonger un de ses CDD, à cause du manque à gagner ». « Moi j’aimerais bien avoir une caisse magique qui se remplit toute seule, mais ce n’est pas le cas », résume-t-il.

« Il est en chacun de nous et nous vivons avec »

Mais pour la grande majorité, le mouvement des « gilets jaunes » n’affecte pas directement la vie quotidienne. A part quelques achats reportés, ou des petits détours impromptus, « rien n’a changé concrètement pour moi », dit Ludovic N., plombier à Nanterre. Pourtant, « ce mouvement, qu’on le veuille ou non, fait partie de notre quotidien. Il est en chacun de nous et nous vivons avec ». Dans les médias, d’abord. « On a une saturation : le vendredi, on nous annonce le pire, le samedi on le suit en direct, le dimanche on voit les dégâts, et le lundi, on en discute au café avec les collègues. » A bout, lui a « décroché complètement des chaînes d’info en continu », en février.

A 57 ans, Véronique G., qui vit à Roquefort-les-Pins (Alpes-Maritimes), a bien senti aussi les conséquences de ce « climat de tensions répétées, sans relâche ». Cette psychologue le voit directement auprès de nombre de ses patients, qui expriment « plus d’angoisses et d’anxiété ». A Lyon, Guy Faure, 56 ans, raconte ainsi son « moral en berne de voir ces casses à répétition et ces blessés de part et d’autre ». « Je me découvre une vraie souffrance morale à découvrir comment on traite les personnes à faibles revenus, ou celles qui ne sont pas reconnues », écrit ce cadre.

« On vit les uns à côté des autres »

Quasi unanimement, tous décrivent ces manifestations hebdomadaires comme une « prise de conscience ». A 70 ans, Marie N. qui vit à Béthune (Pas-de-Calais), reconnaît « avoir découvert, à mon âge, l’ampleur de la violence sociale et des multiples dysfonctionnements de la société ». Quand on lui demande pourquoi elle ne les voyait pas avant, elle soupire : « On vit les uns à côté des autres, mais qui sait vraiment ce qu’il se passe le soir derrière les portes de ses voisins ? Ce mouvement m’oblige à me poser la question, à ne plus me cacher les choses. »

Alors, depuis le début de la crise, Marie N. « lit beaucoup », « essaie de comprendre ». La stratégie des manifestants, la réponse politique, la répression policière. De la réunion organisée dans le cadre du grand débat national à laquelle elle a assisté, elle retient surtout « qu’il faut réapprendre à se parler, à s’écouter. Ça évite aussi de penser que le problème vient toujours de l’autre », dit cette ancienne vendeuse. « La violence entraîne la violence, et on accusera toujours l’autre des méfaits qu’on commet soi-même ».

Bruno D., directeur d’une structure médico-sociale dans l’Isère, « ne peut plus fermer les yeux », lui non plus. Mais c’est à cause de « la peur de la sauvagerie et de la violence radicale », qui est montée crescendo depuis quatre mois. A 59 ans, il trouvait initialement le mouvement légitime, mais maintenant ? « Mon voisin de palier veut casser du flic, du préfet, du pédé, du riche… Je ne me reconnais pas, je n’ai plus envie de faire l’effort d’aller vers lui alors qu’il y a encore quelque temps on pouvait rire de nos divergences. C’est cette fracture-là, cette blessure dans le vivre ensemble qui m’atteint et m’empêche la veille du samedi de dormir. »

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