L’écrivain marocain Abdellah Taïa en septembre 2013 à Toronto, au Canada. / LARRY BUSACCA / AFP

C’est en 1999, après la mort du roi Hassan II, qu’Abdellah Taïa pose ses valises à Paris. Le jeune Marocain y soutient une thèse sur Fragonard et le roman libertin du XVIIIe siècle. Vingt ans après, il a publié une douzaine de romans, de nouvelles et a obtenu le prix de Flore en 2010 pour Le Jour du Roi. Revendiquant une certaine liberté de ton, aussi bien dans ses écrits que dans sa vie – il a publiquement affirmé son homosexualité –, il revient avec un nouveau roman, La Vie lente, aux éditions du Seuil. L’histoire d’une rencontre improbable, brutale, entre une octogénaire, parisienne, pauvre, et un jeune homosexuel arabe, désorienté dans Paris. De ce choc naît une « vérité miraculeuse » qui fait exploser les barrières de l’assignation sociale.

Qu’est-ce que la « vie lente » ?

Abdellah Taïa C’est autre chose que ce qu’on vit aujourd’hui. C’est un territoire où les deux personnages, Mounir, arabe, musulman, homosexuel perdu à Paris et Mme Marty, octogénaire, exclue et blanche, ont trouvé une autre vérité. La « vie lente », c’est cet espace qui nous permet d’échapper à ce qui nous opprime et nous empêche de communiquer les uns avec les autres.

En toile de fond apparaît le Paris post-attentats. Loin d’être une fête ou l’incarnation de la liberté, vous dépeignez la capitale française comme une ville oppressante et excluante. Est-ce ainsi que vous la ressentez ?

Paris était une ville dure même avant les attentats. En tant qu’immigré, on comprend vite qu’on y trouve la liberté, certes, mais qu’elle est pavée d’obstacles pour trouver un logement ou renouveler ses papiers par exemple. Depuis les attentats de 2015, nous sommes tous poussés vers un petit coin. Dans cet espace réduit, on se jette à la figure nos identités qu’on croit sûres et certaines. Chacun se retrouve enfermé dans une identité étroite et limitée.

Cette anxiété générale s’est-elle répercutée dans votre roman ?

Ce n’est pas un roman anxiogène. Je dirais plutôt hystérique. Une hystérie assumée qui permet de crier et de dire la vérité au lieu de prendre des cachets. Au Maroc, j’ai toujours entendu ma mère crier du matin au soir contre celles et ceux qui voulaient la soumettre. Je crois dans la thérapie du cri et de l’hystérie. On a besoin de crier, non pour se victimiser, mais pour faire jaillir une forme de vérité. Elle ne peut sortir si on reste « civilisé » et dans le respect politiquement correct de l’autre.

Quelle est cette vérité que vous vouliez exprimer ?

Elle concerne la France et l’Occident, ces espaces qui proclament que les Droits de l’homme et la liberté se trouvent en leur sein. Pourtant l’exclusion ne cesse d’être renouvelée dans ces territoires, les racismes ne cessent d’y revenir. Du coup, les gens comme moi, arabes, musulmans, homosexuels, sont obligés de questionner ce qui se passe dans cet espace. Comment croire aux idéaux de cet Occident quand il opère des exclusions de manière très régulière ?

Votre personnage et vous-même assumez votre homosexualité. Vous dénoncez l’instrumentalisation de cette question pour dénigrer les cultures africaines et arabes…

Il est important de ne pas rester accroché à des vérités présentées comme les seules acceptables. Il ne faut pas mépriser les habitants des pays où il n’y a pas de lois pour protéger les homosexuels, en Afrique par exemple. Il ne faut pas leur dire : « Vous n’avez pas eu cette évolution historique que nous avons eue, donc vous êtes encore dans la sauvagerie. » Pour pouvoir aider ces gens sans leur imposer des choses qui n’ont rien à voir avec leur logique historique, on doit s’intéresser à la manière dont ils vivent.

Comment jugez-vous l’évolution de la question sur l’homosexualité au Maroc ?

Je suis obligé de constater qu’il y a une évolution. Mes livres y sont vendus, je participe à des rencontres… le pouvoir me tolère. La loi qui interdit l’homosexualité est toujours là, mais la question est posée dans le débat public. Ce n’était pas le cas avant. Quand j’étais petit, je pensais être le seul homosexuel en terre marocaine.

Dans votre roman, vous décrivez des scènes de sexe plutôt crues. Est-ce que vous ressentez de la gêne à les écrire, sachant qu’elles seront peut-être lues par vos proches notamment ?

Cela ne me pose franchement aucun problème ! Contrairement à ce qu’on pense, au Maroc, les gens sexualisent beaucoup. Certes, il y a des lois qui empêchent les êtres d’être complètement libres, mais c’est une question politique. Dans la vraie vie, les Marocains trouvent les moyens d’accéder à une liberté et d’en jouir. On était onze à la maison dont six sœurs. Le rapport au corps de l’autre était dérangeant et inspirant. Quand j’écris, je ne me sens pas concerné par la censure qui s’exerce sur le corps, sur le sexe, ou par ce que pourraient dire les Marocains ou les Occidentaux. C’est naturel.

Votre premier roman a été publié en 1999. Vingt ans après, qu’est-ce qui a changé dans votre écriture ?

Je n’ai plus peur ni de ma famille, ni du Maroc, encore moins de la France. Vous savez, il y a cette idée que l’Occident est plus fort que nous. Quand j’étais enfant et que je croisais un Français dans les rues de Salé, près de Rabat, quelque chose en moi se soumettait. C’est étrange. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que c’étaient là les conséquences du colonialisme. Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver ma valeur et ne plus me soumettre.

Vous venez d’une famille très pauvre de Salé. Aujourd’hui, vous êtes un écrivain primé et reconnu dans les cercles littéraires. Avez-vous l’impression, comme certains écrivains transfuges de classe, d’avoir trahi votre milieu social d’origine ?

Ce ne sont pas les êtres, mais le système politique qu’on finit toujours par trahir. Mes relations avec mes sœurs et ma mère, même violentes, blessantes et parfois insultantes, restent de l’amour. Quand on part, on ne quitte pas ces êtres aimés, mais le régime politique afin de survivre et dans l’espoir de s’élever socialement. Je n’ai jamais tourné le dos à ma mère et à mes sœurs même si elles ont eu l’impression du contraire. Même si j’ai publié huit romans dans une grande maison d’édition française (Le Seuil), je ne suis pas devenu riche. Je vis toujours dans un petit studio à Paris. Ce qui compte, c’est l’imaginaire que je transporte avec moi. Dans tous mes livres, l’imaginaire premier, celui de ma mère qui crie et de mes sœurs – transgressives, malgré ce qu’on dit d’elles – est présent. Je n’écris jamais seul, elles sont toujours là.