Les Ukrainiens sont appelés à élire leur nouveau président, dimanche 31 mars. / VASILY FEDOSENKO / REUTERS

C’est une Ukraine en proie à la guerre et à une profonde désillusion qui se prépare, dimanche 31 mars, à un périlleux exercice de démocratie. Cinq ans après la révolution pro-européenne de Maïdan, 39 candidats sont en compétition pour accéder à la présidence du pays. Un probable second tour est prévu le 21 avril.

Le conflit dans le Donbass, tout sauf gelé, constitue la toile de fond de ce scrutin. Un cessez-le-feu a certes été signé en février 2015, sous l’égide de la France et de l’Allemagne, mais 7 000 personnes ont été tuées depuis cette date, soit plus que les 6 000 tuées auparavant. Fin 2018, des incidents en mer d’Azov ont même opposé ouvertement armées russes et ukrainiennes, alors que la première se contentait jusque-là d’intervenir secrètement sur le territoire de son voisin.

Malgré ce contexte tendu, le scrutin de dimanche s’annonce particulièrement compétitif, et son résultat très incertain.

  • La fin du clivage Europe contre Russie

Pour la première fois dans l’histoire du pays, l’élection présidentielle n’est pas le théâtre d’une opposition entre pro-européens et prorusses. Deux candidats - Iouri Boïko et Oleksandr Vilkul - se présentent comme les représentants de cette dernière tendance, mais ils ne totalisent guère plus de 15 % des intentions de vote.

L’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 et l’occupation d’une partie du Donbass amputent mécaniquement le corps électoral de quelque trois millions d’électeurs traditionnellement prorusses, mais le basculement est en réalité plus profond. La politique agressive de Moscou a détourné la grande majorité des Ukrainiens de l’ancien « grand frère », et l’orientation géopolitique proeuropéenne est désormais largement plébiscitée. Le commerce entre l’Ukraine et la Russie a aussi drastiquement chuté, alors que Kiev a signé un accord d’association avec l’Union européenne.

Il existe certes des nuances entre les candidats. Le président sortant, Petro Porochenko, apparaît comme le tenant de la ligne la plus dure face à Moscou, alors que le favori, Volodymyr Zelenski, qui s’exprime plus volontiers en russe qu’en ukrainien, veut ralentir le processus d’« ukrainisation « de l’espace publique entrepris par M. Porochenko. Mais M. Zelenski reste un partisan de l’orientation « euro-atlantique ».

Dans ce nouveau contexte, Moscou n’a aucun favori à soutenir. Sa communication consiste plutôt à présenter l’Ukraine comme un Etat dysfonctionnel, et son élection présidentielle comme illégitime.

Un humoriste en tête des sondages

L’appauvrissement généralisé et la défiance vis-à-vis d’un système politique largement corrompu ont propulsé dans le fauteuil du favori un ovni politique, l’humoriste Volodymyr Zelenski, crédité de 25 % à 30 % des voix. Cet homme jeune (41 ans) doit une part importante de sa popularité au personnage qu’il incarne dans la très regardée série télévisée Serviteur du peuple : celui d’un petit professeur d’histoire propulsé président, qui s’attaque avec courage aux oligarques corrompus et aux politiciens cyniques. Depuis des années, le comique et producteur à succès moquait dans ses spectacles les responsables politiques qu’il défie aujourd’hui.

M. Zelenski est un populiste d’un genre nouveau, ni de gauche ni de droite, qui promeut un agenda libéral et insiste sur la lutte contre la corruption. Mais il a surtout évité de prendre le moindre risque, alignant les déclarations très générales et menant campagne quasi exclusivement à travers ses spectacles et la diffusion de la série dont il est la vedette. « Il a fait campagne sans prononcer la moindre parole politique », note un diplomate européen. Malgré le soutien de quelques personnalités réformatrices respectées, il est aussi perçu par ses détracteurs comme une marionnette de l’oligarque Ihor Kolomoïski, l’ennemi le plus acharné du président Porochenko. Samedi, jour théoriquement sans campagne, la chaîne de télévision de M. Kolomoïski a diffusé plusieurs de ses spectacles, ainsi qu’un documentaire consacré à… Ronald Reagan, un acteur élu président des Etats-Unis en 1981.

La victoire au premier tour de l’inexpérimenté Zelenski constituerait un saut dans l’inconnu, mais la défiance est telle vis-à-vis des politiques traditionnels, que les Ukrainiens semblent prêts à prendre ce risque. Incertitude de taille, toutefois : son électorat, constitué principalement de jeunes et d’abstentionnistes, se mobilisera de façon moins certaine que celui de ses concurrents.

  • Porochenko-Timochenko, un fauteuil pour deux

Dans ce scénario, il ne resterait qu’une seule place pour le deuxième tour, que convoitent deux mastodontes de la politique ukrainienne, avec des scores estimés entre 15 % et 20 %.

Le président sortant, Petro Porochenko, fait l’objet d’un rejet important, mais il mise sur le costume du commandant en chef solide dans la tempête pour convaincre les indécis. Ses partisans mettent en avant son rôle dans la reconstruction de l’armée, au bord de l’écroulement en 2014, son nettoyage des finances du pays ou l’octroi par Bruxelles d’un régime de voyage sans visa. Tenant de la ligne nationaliste et conservatrice, il espère aussi tirer profit de la reconnaissance par le patriarcat de Constantinople, fin 2018, de l’autonomie de l’Eglise orthodoxe ukrainienne.

Malgré une série de réformes menées à bien ou engagées, son point faible constitue toutefois la lutte contre la corruption, largement insuffisante. M. Porochenko n’a paru agir contre les puissants réseaux oligarchiques qui structurent l’Ukraine qu’à reculons, sous la pression de la communauté internationale ou de la société civile ukrainienne. Des proches du président, lui-même homme d’affaires, ont aussi été impliqués dans divers scandales, dont certains ont été révélés dans les derniers jours avant le vote.

Face à lui, la revenante Ioulia Timochenko, première ministre à deux reprises (2005 et 2007-2010), n’incarne pas franchement le renouvellement, mais fait campagne sur un agenda réformiste et de rejet de Petro Porochenko, qu’elle suggérait il y a quelques semaines de démettre de ses fonctions. La « princesse du gaz », qui a durant toute sa carrière su s’entendre avec les oligarques, assure vouloir nettoyer l’Ukraine de la corruption et augmenter drastiquement les revenus de ses habitants. Cet argument fait mouche, dans un pays très appauvri par les mesures d’austérité et la guerre, mais ce plan n’est pas clairement financé.

  • Une campagne sale

Conséquence de cette compétition exacerbée, la campagne électorale a été l’une des plus chères et des plus sales qu’ait connues l’Ukraine. A noter, entre autres, la présence de plusieurs candidats dits « techniques » parmi les 39 impétrants – c’est-à-dire des candidats dont le seul objectif semble être de tromper l’électeur, à l’instar de Iouri Vladimirovitch Timochenko, qui voisine sur le bulletin de vote (long de 83 cm) avec Ioulia Vladimirovna Timochenko

Plus grave, les nombreux scandales – réels ou imaginaires – qui ont émaillé la fin de campagne. Le président sortant, Petro Porochenko, éclaboussé dans la dernière ligne droite par plusieurs affaires très sérieuses de corruption impliquant ses proches, s’est aussi vu accusé de « dizaines de meurtres » par une télévision détenue par l’oligarque Ihor Kolomoïski, l’ennemi numéro un du président et soutien de Mme Timochenko. Plusieurs journalistes ont démissionné de la chaîne en signe de protestation. Ioulia Timochenko a aussi été épinglée pour le financement de sa campagne.

Cette tension fait planer des craintes sur le scrutin, que superviseront environ 2 300 observateurs étrangers. Des deux côtés, des accusations d’achats de voix ont été émises. Le camp Porochenko, notamment, est accusé d’avoir, dans certaines régions, utilisé le versement des prestations sociales pour mener campagne.