Un artiste ivoirien montre une peinture sur coton qu’il attribue à Pablo Picasso, le 24 janvier 2019, à Fakaha. / SIA KAMBOU / AFP

« Je suis sûr ! Je vous dis qu’il est venu, je l’ai vu ! », s’énerve Soro Navaghi, la soixantaine, quand on doute du passage de Pablo Picasso dans son petit village de Fakaha, célèbre pour ses peintures sur coton, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Sur Internet ou sur des dépliants touristiques, il n’est pas rare de lire que Picasso s’est rendu à Fakaha. Le guide Le Petit Futé évoque ainsi les « toiles mondialement réputées » de ce village, des tentures sénoufo « qui auraient charmé un certain Picasso, alors en visite discrète dans la région au début du siècle ».

L’Afrique et Picasso, c’est tout un fantasme. Car si le peintre a une fois déclaré par boutade : « L’art nègre, connais pas ! », il en était un fervent admirateur et disposait d’une impressionnante collection d’art africain. Soulignant les similitudes entre des sculptures africaines et les œuvres de l’Espagnol, de nombreux critiques voient dans l’art africain une de ses sources d’inspiration. On cite souvent la ressemblance entre un masque grebo et un des visages des célèbres Demoiselles d’Avignon, mais il existe d’autres exemples.

« Quand on insistait sur l’influence de l’art africain sur le développement de son œuvre, il haussait les épaules, agacé de se voir ainsi réduit : certes, il s’en est nourri dès 1906, date à laquelle il vit les premières sculptures » africaines, souligne un de ses biographes, Gilles Plazy (Picasso, éd. Folio) : « Picasso se nourrissait de tout ce qui passait à sa portée et l’intégrait dans le renouvellement constant de sa démarche d’artiste. Il ouvrit des voies nouvelles. »

Quant au « voyage à Fakaha, qu’il aurait visité en mage insufflant à l’art traditionnel local un souffle régénérateur, c’est là un conte magnifique qui lui aurait certainement plu, estime M. Plazy. Pablo Picasso est un personnage de légendes. Il court sur lui bien des histoires auxquelles il s’est souvent prêté lui-même avec humour ».

Panne de voiture

On rejoint le village de Fakaha en suivant une piste sur une quinzaine de kilomètres depuis l’axe goudronné menant à Korhogo. Quelques centaines d’habitants y vivent dans des maisons modestes autour d’une piste sablonneuse chauffée par un soleil brûlant.

Les artistes peignent à même le sol sur les toiles, dans des cases ouvertes. Leur dextérité fascine. Leurs gestes sont précis. Avec des couteaux en fer ou des baguettes de bois qu’ils trempent dans des bols de liquide, le coton blanc devient rapidement une œuvre d’art, figurant des animaux ou des personnages portant des masques. Il y a du Picasso là-dedans ! Hasard de la création ? Ressemblance fortuite ? Sans doute. Ou bien Picasso a-t-il vu des toiles de Fakaha ? « Je vous dis qu’il est venu. Il s’est inspiré de nous », répète Soro Navaghi.

L’histoire vaut le détour. Picasso serait tombé en panne de voiture en allant à Korhogo. Il aurait alors parcouru la quinzaine de kilomètres à pied et serait arrivé « torse nu et sans chaussures », selon Soro Navaghi, qui assure l’avoir connu. Picasso serait resté quelques jours au village. Puisant dans l’imaginaire des villageois, il leur aurait aussi donné quelques conseils : « C’est lui qui nous a appris à nous servir des éponges et de la brosse à dents pour aller plus vite et être plus précis. Avant lui, on ne faisait pas de cadre, lui nous a conseillé de dessiner des cadres », explique Silue Naganki, un artisan qui dit tenir ses informations des anciens.

Soro Navaghi cherche dans sa maison la « preuve ultime » : une toile de Picasso ! On y voit, répété à plusieurs reprises sur le coton, un homme blanc et chauve, tantôt en short tantôt en tenue de raphia, tendant un crayon ou un pinceau, puis une sorte de branchage. Ce serait un autoportrait du maître ! Mais pas de doute, même pour le néophyte : ce n’est pas du Picasso…

Attachée à cette toile, une déclaration censée valider le passage historique : « Je soussigné Ashanty Kouadio Souleymane, agent de tourisme de la société des palaces de Cocody […], mandaté par l’agence Lagoona Tours, reconnais avoir reproduit la lettre témoin du passage de Pablo Picasso. Pour une meilleure conservation de la note dans les archives de Fakaha. […] Picasso est venu en 1968 à Fakaha en pieds nus. Il travaillait sans chemise sans vêtement. »

Un imposteur ?

1968 ? Picasso est décédé en 1973 à l’âge de 91 ans. Difficile d’imaginer la star mondiale de la peinture, alors âgée de 85 ou 86 ans, accomplir une balade de 15 km à pied, au hasard dans la brousse, et rester ensuite quelques jours dans un village africain sans eau ni électricité… Et que cela soit passé inaperçu. Et si Picasso a continué à produire jusqu’à sa mort, ce n’est certainement pas à partir de 1968 qu’on trouve des « inspirations » africaines dans son art.

Alors, comme le dit Le Petit Futé, est-il venu à Fakaha au début du siècle ? Si l’on ne trouve pas trace du voyage de Picasso, assure un jeune, c’est parce que celui-ci aurait tenu ce voyage secret pour ne pas dévoiler qu’il s’était inspiré de Fakaha. On est proche des accusations de plagiat… Il aurait alors fallu à Picasso se rendre en bateau à Abidjan, dans l’Afrique coloniale française, puis parcourir près de 1 000 km de piste pour rallier le nord de la Côte d’Ivoire. Une odyssée de plusieurs mois, presque digne d’un explorateur et qui, là aussi, serait probablement relatée dans une de ses biographies.

Pourtant, l’affaire est plus complexe. L’AFP a contacté le musée Picasso, à Paris : impossible d’obtenir un commentaire. Elle a contacté des éditeurs. Et surprise : les biographes refusent d’être catégoriques, laissant la porte ouverte au voyage mystère souvent célébré par les autorités ivoiriennes lors de manifestations publiques.

Une autre théorie est avancée par des habitants de Korhogo : un faux Picasso – un homme cultivant sa ressemblance physique avec le maître – aurait berné les villageois et se serait fait passer pour lui. Mais dans ce cas, dans quel but ?