Le président turc Recep Tayyip Erdogan à son arrivée en conférence de presse le 31 mars 2019, après le crutin des élections municipales. / Lefteris Pitarakis / AP

Editorial du « Monde ». Le camouflet est cinglant pour le très autoritaire président turc Recep Tayyip Erdogan. L’ancien maire de la métropole du Bosphore rappelait volontiers que « remporter Istanbul, c’est remporter la Turquie ». Malgré tous les moyens mis en œuvre et le contrôle des médias, l’AKP (Parti de la justice et du développement), le parti islamiste au pouvoir depuis 2002, a perdu, lors du scrutin du 31 mars, la mairie d’Istanbul, ainsi que celles de la capitale, Ankara, et de nombreuses autres villes. Pour le parti du président, c’est un revers sans précédent, même s’il reste la première force politique du pays. Pour la Turquie, c’est un tournant politique majeur.

En effet, la conquête du pouvoir par l’islamisme politique turc avait commencé en 1994 par celle des grandes villes, dont Ankara et Istanbul. Sur fond de grands travaux, de clientélisme et de quadrillage social, l’AKP avait fait depuis un quart de siècle de sa gestion municipale une vitrine politique. Mais si elle satisfait un électorat sunnite conservateur, cette implacable islamisation heurte les vieilles élites républicaines et les nouvelles classes moyennes ouvertes sur le monde. Quant à M. Erdogan, qui se posait au début comme libéral et pro-européen, il est devenu de plus en plus nationaliste et autoritaire et s’est coupé des parties les plus dynamiques du pays.

Créer une alternative crédible

De fait, au-delà des enjeux locaux, le scrutin du 31 mars s’est transformé en référendum pour ou contre l’homme fort du pays. Le « reis » s’est en effet engagé à fond dans la campagne des municipales, tenant jusqu’à cinq meetings par jour pour tenter de contrecarrer le mécontentement croissant de l’opinion face à la dégradation de la situation économique. Alimentée par la chute de la livre turque, I’inflation galope. Or les succès économiques – le revenu par habitant a triplé en dix-sept ans, même si le fossé entre riches et pauvres n’a cessé de se creuser – avaient été, jusqu’à présent, le meilleur atout électoral du pouvoir.

Pour mobiliser son électorat, le président turc a joué une fois de plus sur la peur et la polarisation. « Ce ne sont pas seulement des élections pour des maires mais pour notre survie », n’a-t-il cessé de marteler, évoquant les périls aux frontières autant que de prétendus complots extérieurs et intérieurs, et attisant toutes les fractures entre sunnites et alévis, entre Kurdes et Turcs, entre laïcs et croyants. Mais cette rhétorique a perdu de son efficacité. En dépit de la répression brutale (55 000 arrestations et 150 000 fonctionnaires limogés) qui a suivi le coup militaire raté de juillet 2016, la société civile turque continue de résister. Y compris dans les urnes.

Les élections turques ne sont certes pas réellement équitables, vu la disparité des moyens entre le régime et l’opposition. Les irrégularités et les fraudes n’ont pas manqué. Mais le résultat n’est pourtant pas acquis d’avance, comme dans la Russie de Poutine - ce vote en a apporté une nouvelle démonstration. C’est maintenant à l’opposition d’en tirer toutes les leçons, à commencer par la nécessité de s’unir derrière un candidat comme elle l’a fait aussi bien à Istanbul qu’à Ankara. La polarisation extrême sur laquelle mise Erdogan a un effet boomerang. S’il a le soutien enthousiaste d’un Turc sur deux, il est haï par l’autre moitié du pays. Le grand défi pour une opposition turque encore bien morcelée est donc clair : créer une alternative crédible à ce leader qui se voit comme le nouveau sultan.