Les débris du Falcon 50 de Juvénal Habyarimana, tombés au sein de sa résidence présidentielle, en 2014. / JEAN-PASCAL BUBLEX

Propre et soigné, comme un jardin rwandais. Dans l’ancienne résidence du président Juvénal Habyarimana, les haies sont taillées avec une précision chirurgicale ; aucune feuille ne jonche le sol des allées qui mènent à la piscine et au court de tennis. Près d’un ficus séculaire, un portail donne accès à un terrain légèrement en pente ceinturé par un mur. C’est là que gisent des débris de l’avion dans lequel Juvénal Habyarimana a trouvé la mort, dans la soirée du 6 avril 1994. Certaines pièces de son Falcon 50, percuté par un missile sol-air alors qu’il était en phase d’approche de l’aéroport de Kigali, sont tombées au sein même de sa résidence. Elles y sont toujours. Vingt-cinq ans après, entre un pneu du train d’atterrissage et un morceau de l’empennage, se promènent une dizaine de grues couronnées.

L’attentat contre l’avion immatriculé 9XR-NN, dans lequel avait également pris place Cyprien Ntaryamira, président du Burundi, était piloté par un équipage français. Il n’y a eu aucun survivant et, un quart de siècle plus tard, les questions que l’on se posait au soir de l’attaque restent toujours sans réponse. Qui a tiré sur l’avion transportant le président hutu, alors que celui-ci revenait de Tanzanie après avoir signé un accord avec les rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR), contre l’avis des extrémistes hutu ? Qui sont les commanditaires de cet assassinat qui a déclenché un génocide où, selon l’ONU, 800 000 personnes, en majorité tutsi, ont été tuées ? Où sont passées les boîtes noires de l’appareil ?

Devant les tribunaux et dans les esprits, deux théories s’affrontent : l’une évoque la responsabilité du FPR, l’autre celle des extrémistes hutu. Les premiers auraient tiré sur l’avion présidentiel pour relancer une guerre civile et s’emparer du pouvoir, les seconds dans le but d’accuser faussement leurs ennemis d’avoir tué leur président, afin de justifier leur extermination méthodique.

Abandon des poursuites

Saisie en 1998 après la plainte des familles des membres de l’équipage, la justice française a pris son temps. Fin décembre 2018, elle a rendu une ordonnance de non-lieu, écartant ainsi la perspective d’un procès. Les juges ont suivi les réquisitions du parquet de Paris et décidé de l’abandon des poursuites contre neuf proches de Paul Kagame, dirigeant du FPR en 1994 et président du Rwanda depuis 2000. Les magistrats ont expliqué avoir fait ce choix « en l’absence de charges suffisantes ».

Sur fond de débat quant au rôle de la France pendant le génocide, l’affaire de l’avion du président Habyarimana a miné les relations diplomatiques entre Paris et Kigali. Avant de se prononcer, la justice française s’est orientée successivement vers les deux hypothèses. Jean-Louis Bruguière, le premier juge saisi, a d’abord privilégié la théorie d’un attentat commis par un bataillon du FPR depuis la colline de Masaka. Il a délivré des mandats d’arrêt pour « assassinat en relation avec une entreprise terroriste », notamment contre James Kabarebe, influent ministre de la défense jusqu’en 2018 et aujourd’hui conseiller spécial de Paul Kagame.

La résidence présidentielle de Juvénal Habyarimana en janvier 2019. / PIERRE LEPIDI

Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux, qui ont succédé à Jean-Louis Bruguière, ont mené des investigations à Kigali, contrairement à leur prédécesseur. En septembre 2010, ils sont partis accompagnés de plusieurs experts et spécialistes en armes, balistique, aéronautique, explosifs, acoustique… « Nous sommes allés au Rwanda pour prendre connaissance de la géographie des lieux, des spécificités du relief, de l’aéroport, de la piste d’atterrissage, de la trajectoire d’approche des avions, mais aussi pour examiner les débris restants de l’épave et en tirer des enseignements », écrivent-ils en conclusion de leur rapport, qui comprend 338 pages.

Leur enquête a permis de localiser la position de l’avion au moment de l’impact du missile (un seul des deux projectiles lancés a atteint sa cible), mais aussi de réaliser des relevés topographiques des différentes scènes d’investigation. « L’étude exhaustive, portant sur 53 systèmes d’armes anti-aériens, nous a permis de retenir avec une très forte probabilité l’utilisation de missiles sol-air SA-16, écrivent-ils. Les traces lumineuses caractéristiques de ce type de missile, aperçues par les témoins, sont des paramètres confortant le choix de ce matériel. » Selon le rapport, le missile à guidage infrarouge a percuté le réservoir gauche de l’avion alors qu’il était à une altitude de 1 646 mètres, avec une marge d’erreur de plus ou moins 40 mètres.

La piste des extrémistes hutu

C’est la localisation du tir des SA-16 qui permet de privilégier la piste des extrémistes hutu. Pour déterminer d’où ont été lancés les missiles, les juges se sont appuyés sur des témoignages visuels et auditifs, mais aussi sur une étude analysant leur trajectoire. « Le faisceau de points de cohérence nous permet de privilégier comme zone de tir la plus probable le site de Kanombe », écrivent-ils, rejetant l’hypothèse selon laquelle le tir viendrait d’un commando basé sur la colline de Masaka.

En avril 1994, Kanombe était occupé par des unités d’élite des Forces armées rwandaises (FAR), ennemies jurées du FPR, entraînées par des soldats français. Grégoire de Saint-Quentin, officier français présent au camp comme instructeur, a confirmé au juge Marc Trévidic avoir entendu « les deux départs de coups assez rapprochés à une distance de 500 à 1 000 mètres… C’était suffisamment proche pour que je croie qu’on attaquait le camp ».

Une note de la Direction générale des services extérieurs (DGSE), révélée en février par Mediapart et Radio France, a été rédigée en septembre 1994, soit plus de deux mois après la fin du génocide. Elle désigne deux « extrémistes hutu » – les colonels Théoneste Bagosora, ancien directeur du cabinet du ministre de la défense, et Laurent Serubuga, ancien chef d’état-major des FAR – comme les « principaux commanditaires » de l’attaque. « Leur mise à la retraite, prononcée en 1992 par le président Habyarimana, a été à l’origine d’un lourd ressentiment et d’un rapprochement auprès d’Agathe Habyarimana, veuve du président et considérée souvent comme l’un des principaux cerveaux de la tendance radicale du régime », peut-on lire dans cette note considérée comme « anachronique et sans valeur » par Philippe Meilhac, avocat d’Agathe Habyarimana, laquelle s’est réfugiée en France où elle vit toujours.

Théoneste Bagosora, en tant qu’architecte du génocide, a été condamné à trente-cinq ans d’emprisonnement par le Tribunal pénal international pour le Rwanda et purge sa peine au Mali. Quant à Laurent Serubuga, il réside en France, où la justice a refusé qu’il soit extradé vers le Rwanda.

Une boule de feu dans le ciel

Mais qui a appuyé sur la détente pour propulser les SA-16 ? « La mise en œuvre de ce matériel nécessite une préparation et un entraînement sérieux, écrivent les juges dans leur rapport. Soixante-dix tirs d’entraînement sont nécessaires pour devenir opérationnel. »

« Des équipes avec le niveau d’entraînement nécessaire pour effectuer un tir double la nuit n’étaient disponibles qu’en Europe de l’Est à cette époque, explique Guillaume Ancel, ancien lieutenant-colonel et auteur de Rwanda, la fin du silence (éd. Les Belles Lettres, 2018). Après la chute du mur de Berlin, de telles unités pouvaient être recrutées assez facilement dans l’ancien bloc soviétique. Pour 500 000 dollars, il était possible de s’offrir un équipage complet de cinq personnes [les tirs devant impérativement être simultanés, il faut prévoir deux personnes par lanceur et un coordinateur] avec au moins quatre missiles. »

Où sont ces hommes aujourd’hui, vingt-cinq ans après ? « Dans une opération de cette envergure, il ne faut laisser aucune trace et aucun témoin, répond une source militaire. Il est très probable que le commando qui a tiré sur l’avion présidentiel a ensuite été exécuté. »

En face de l’hôpital militaire de Kanombe, à Kigali, en janvier. / PIERRE LEPIDI

A quelques centaines de mètres de la piste de l’aéroport de Kigali, le site militaire de Kanombe est aujourd’hui partiellement occupé par un hôpital. De l’autre côté de la route se succèdent des restaurants, des pharmacies, une boutique de microfinance…

Au-dessus de l’ancienne résidence présidentielle, des avions de ligne en approche de la piste 28 de l’aéroport passent toujours à quelques centaines de mètres de hauteur. Leurs réacteurs troublent la quiétude du jardin. Depuis 2007, l’imposante bâtisse blanche renferme un musée dans lequel on peut admirer des sculptures de Medard Bizimana et des tableaux de Pascal Bushayija, deux artistes rwandais. A l’étage, la terrasse offre une vue agréable sur le parc et la piscine. Jean-Claude Habyarimana, fils du président, sortait du bassin lorsqu’il a vu les débris enflammés de l’avion de son père s’écraser dans la résidence. Il était près de 20 h 30, une boule de feu venait d’embraser le ciel de Kigali.

L’annonce du crash aérien s’est répandue comme une traînée de poudre à travers la capitale et sur les ondes de la Radio des Mille Collines. En quelques dizaines de minutes, les premiers barrages se sont mis en place. Dès 21 heures, les miliciens hutu massacraient sur le bord des routes tous ceux qui portaient la mention « Tutsi » sur leur carte d’identité. Le président venait de mourir. Les machettes étaient affûtées. Le dernier génocide du XXe siècle pouvait commencer.

Sommaire de la série « Rwanda : les lieux du génocide »

Le Monde Afrique restitue, à travers neuf sites emblématiques, la tragédie qui fit 800 000 morts il y a vingt-cinq ans.