Manifestation contre le gouvernement, à Alger, le 5 avril. / - / AFP

« Le pays, c’est le nôtre, on fait ce qu’on veut. » Sur la place Maurice-Audin engorgée, la foule est bloquée. Une femme soulève son enfant de terre pour qu’il respire mieux. Un homme attrape un mégaphone et commence à chanter. Autour de lui, la foule tape des mains en rythme, bouge les épaules en riant. Vendredi 5 avril, des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans la capitale algérienne. Trois jours après la démission du président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999, la mobilisation n’a pas faibli et les revendications se sont élargies.

« On n’arrête pas, tous les vendredis on sortira », « Le peuple veut qu’ils s’en aillent tous », « Vous avez mangé le pays, voleurs ! » Les slogans expriment le ras-le-bol de la corruption. « Même Ahmed Gaïd Salah [le chef d’état-major] doit partir, c’est quand même lui à la tête de la mafia ! », tonne Sofia, une manifestante. La jeune fille habite à l’ouest de la capitale. Elle énumère les scandales de corruption, les patrons d’entreprise qui sont protégés par leur amitié avec Saïd Bouteflika, le frère cadet de l’ancien président, selon elle.

Un homme brandit une pancarte proclamant : « L’arrestation de Saïd Bouteflika est un devoir national », tandis qu’une poignée de manifestants chantent : « Ô, Haddad, comme la soupe est bonne ! » Ali Haddad, puissant chef d’entreprise, ancien dirigeant du patronat, a été incarcéré à la prison d’El-Harrach cette semaine. Des pancartes visent aussi les « 3B » : Noureddine Bedoui, le premier ministre, Tayeb Belaïz, le président du Conseil constitutionnel, et Abdelkader Bensalah, le président du Conseil de la nation, qui s’apprête à assurer l’intérim présidentiel.

Deux dames âgées, bras dessus, bras dessous, pointent du doigt une banderole accrochée à un balcon de la rue Didouche-Mourad : les portraits de plusieurs dizaines de responsables, civils et militaires, y ont été imprimés. « Moi, j’en veux à Khalida Toumi [l’ancienne ministre de la culture]. Avant, elle disait “pouvoir assassin”, puis elle est passée à “Son Excellence le président” », explique l’une tandis que l’autre prévient : « On va les chasser, un par un. Même s’il faut manifester tous les vendredis pendant dix ans. De toute façon, on n’a pas de vie, alors on n’a rien à perdre ! » Un homme distribue des slogans imprimés sur des feuilles A4 et réclame des procédures judiciaires contre les anciens premiers ministres Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia.

« Bouteflika, c’était un système sans transparence »

« On a tellement de choses à montrer au monde, on veut reprendre le contrôle sur notre pays ! Avec ce mouvement, on peut se retrouver ensemble, discuter politique et donner notre avis, analyse Nacym, un habitant d’Alger centre. Nous n’avions plus confiance en eux. Abdelaziz Bouteflika, c’était tout un système, sans transparence. Il nous faut plus de démocratie. » Nacym désigne une femme qui porte le portrait de son fils, disparu en mer fin 2018. « Après le départ de Bouteflika, la télévision a diffusé des programmes sur tout ce qu’il a fait depuis 1999. Pourquoi les médias essayent de nous manipuler ? Il a fait ça parce qu’il était le président, c’est normal », s’emporte Sabah, fonctionnaire.

Jalil, 25 ans, habite dans le centre de la ville. Il vend des ballons en forme de cœur habillés des couleurs du drapeau national à 200 dinars (1,50 euro) pièce. Le jeune homme, au chômage, aimerait un changement profond, « que tous ceux qui n’ont pas d’appartement puissent trouver un logement », par exemple.

Comme lui, des dizaines de jeunes ont installé des tables pour vendre boissons, nourriture et accessoires, tout le long du parcours de la manifestation, qui s’est une nouvelle fois déroulée sans incident majeur. « Les gens à l’étranger ont toujours eu une mauvaise image de nous. Ils pensent que nous sommes tous des terroristes, explique Wihem, enseignante, foulard à fleurs serré autour du visage. Ce mouvement nous fait du bien. Notre pays mérite d’être connu dans le monde entier. »

Drapeau noué autour des épaules, une jeune femme est venue de Paris pour manifester, avec ses deux petites filles. « Ça fait un mois et demi que je suis frustrée, à l’étranger, alors je me suis organisée pour venir ici. Les enfants, c’est l’avenir. On essaye de faire le maximum pour elles. J’espère qu’elles feront le nécessaire dans quinze ou vingt ans si cette société en a besoin. » Sur un rideau métallique, quelqu’un a accroché une série de T-shirts avec les visages des figures historiques de la guerre d’indépendance imprimées en noir et blanc. « On écrit une nouvelle page de notre histoire », affirme Belaid.