Vue sur Grenoble et l’Isère. / JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

C’est une toute petite commune à l’entrée du Vercors et de son parc naturel régional : Saint-Just-de-Claix (Isère), 1 200 habitants, une boulangerie, un café-restaurant, une église, un salon de coiffure. Et une fromagerie, Etoile du Vercors, filiale de Lactalis depuis 2011, dont le nom orne les saint-félicien et saint-marcellin de tout le pays.

Cette entreprise, fierté locale, est au cœur d’une affaire qui empoisonne l’Isère et sur laquelle le tribunal correctionnel de Grenoble doit trancher lundi 8 avril. Car depuis sa création en 1942 par une famille du cru, la fromagerie rejette ses effluents dans la rivière qu’elle surplombe.

Or en soixante-quinze ans, l’enseigne a bien grandi et ses rejets correspondent désormais aux eaux usées d’une ville de 8 000 à 15 000 habitants – selon son niveau d’activité –, contenant des résidus lactés mais aussi des produits de nettoyage des cuves, soit plus de 200 tonnes de produits chimiques par an, selon France nature environnement. « Il y a des impacts sur les milieux aquatiques, explique Jacques Pulou, de la Frapna (fédération Rhône-Alpes de protection de la nature). D’autant plus qu’il y a à cet endroit une retenue EDF rendant difficile la digestion de ces rejets. »

« Lactalis veut être maître chez lui »

Si cette pollution n’est pas nouvelle, une solution était sur le point d’être trouvée aux débuts des années 2000. Une station d’épuration a en effet été construite par les pouvoirs publics, afin d’y relier habitants et industriels, pour 22 millions d’euros. Mais si l’usine de quenelles Saint-Jean, accolée à Etoile du Vercors, s’est raccordée sans sourciller, la fromagerie, rachetée en 2011 par le premier groupe laitier mondial, a finalement décidé de traiter elle-même ses eaux usées, malgré la canalisation construite jusque devant sa porte.

« Le syndicat d’assainissement gérant la station affirme pouvoir traiter ces effluents, il aurait au moins fallu essayer », Joël O’Baton, maire de Saint-Just-de-Claix

Motif évoqué : la performance insuffisante de l’usine de traitement et le coût demandé pour son raccordement. « La fromagerie rappelle que des experts indépendants et les services de l’Etat ont confirmé que le raccordement à la station intercommunale n’était pas envisageable techniquement, celle-ci étant inadaptée pour traiter des effluents laitiers de fromagerie », argumente l’entreprise dans un communiqué du 3 avril.

Des arguments balayés par le maire de Saint-Just-de-Claix, Joël O’Baton : « Le syndicat d’assainissement gérant la station affirme pouvoir traiter ces effluents, il aurait au moins fallu essayer, estime-t-il. Quant au prix, il était proportionnellement quatre fois moindre que la somme demandée à un habitant. Je pense que Lactalis veut être maître chez lui. »

Bras de fer avec la multinationale

Depuis sa petite mairie, l’édile de 64 ans, ancien fromager élu au conseil municipal depuis 1995, mène un bras de fer avec la multinationale. Un affrontement qu’il vient de perdre, ayant décidé le 29 mars, « contraint et forcé », d’accorder le permis de construire réclamé depuis 2014 par Lactalis afin de construire sa propre station d’épuration.

« Découragé et montré du doigt pour avoir défendu les intérêts de nos contribuables [la station d’épuration intercommunale fonctionnant à 40 % de son potentiel], je sors de ces années de bras de fer complètement épuisé », écrit-il dans son communiqué de presse. Lactalis, qui ne veut pas commenter cette affaire, s’est de son côté félicité de cette décision, « un soulagement pour la fromagerie et ses collaborateurs ».

Du terrain politique et technique, l’affaire a été amenée sur celui de la justice pénale par la plainte déposée en 2017 par la Frapna et d’autres associations pour rejet de substances polluantes. « Nous n’avions plus d’autres recours que de porter plainte, explique Jacques Pulou. Laisser une entreprise de cette dimension-là polluer sans aucune conséquence, c’est un très mauvais signal. Comment ensuite obliger les petits à respecter l’environnement ? »

Une position partagée par le parquet du tribunal de Grenoble, qui estime que « peu d’efforts ont été faits par Lactalis pour mettre fin à la pollution, ils ont joué la montre ». « C’est une affaire importante, ajoute-t-on au parquet. Car la pollution dure depuis près de quatre-vingts ans. Il s’agit d’une pollution discrète : les jours de beau temps, on la voit et on la sent, mais quand il pleut, elle est invisible. A priori, ça ne dérange pas, mais on ne peut pas laisser de la pollution ici et là, la prise en compte environnementale doit avoir lieu. »

En novembre 2018, lors d’une audience devant le tribunal correctionnel de Grenoble, le procureur Laurent Becuywe a affirmé que même si Lactalis est condamné à la peine maximale encourue, 500 000 euros d’amende, l’entreprise a « déjà gagné » grâce au « million d’euros » économisé en ne traitant pas ses rejets depuis son rachat de la fromagerie iséroise, en 2011.

Priorité « donnée à l’économie »

« Pour moi, Lactalis n’a pas gagné », s’insurge le maire de Saint-Just-de-Claix. « J’ai quand même été soutenu, notamment par des députés, mais plus on monte plus c’est compliqué », regrette-t-il, dénonçant la position du préfet, qui a toujours appuyé la position du groupe laitier malgré les alternances politiques.

Sans doute les enjeux économiques ont-ils prévalu : l’Etoile du Vercors emploie 150 salariés et collecte du lait auprès de 84 exploitations agricoles dans ce territoire rural situé entre Grenoble et Valence. « L’Etat aurait dû soutenir l’autorité locale, estime pour sa part Philippe Adam, président de l’Association de défense des intérêts environnementaux à Saint-Just. En France, il y a beaucoup de discours mais une dissonance sur le terrain, où la priorité est toujours donnée à l’économie. »

Dans les rues de Saint-Just, le sujet, s’il est connu, ne mobilise guère. Les habitants soutiennent leur maire, « génial », selon Gaëlle, qui travaille dans une boulangerie de la zone commerciale et trouve « quand même bien qu’une petite ville se batte contre une multinationale ». Mais ils ne s’intéressent pas aux « détails » : « Cela fait trente ans que je vis là, raconte Annie, qui tient le bureau de poste. On ne savait pas que tout était déversé dans l’Isère. »