Le président du Haut Conseil islamique du Mali, Mahmoud Dicko, lors d’une prière pour la paix dans le grand stade de Bamako, le 12 août 2012. / Adama Diarra / REUTERS

Les islamistes sont-ils devenus la première force de contestation politique au Mali ? Sont-ils susceptibles de prendre le pouvoir à Bamako, la capitale ? Poser ces questions, six ans après le début de l’intervention militaire française est en soit un constat d’échec, tant pour les dirigeants maliens que français. En janvier 2013, François Hollande avait lancé les soldats de l’ancienne puissance coloniale dans le septentrion malien. Une intervention en urgence pour empêcher, expliquait-on, une descente des groupes djihadistes en direction de la capitale. La promptitude et l’efficacité de la réaction furent saluées par les populations concernées, mais aujourd’hui, alors que les violences se sont répandues sur le territoire, les drapeaux bleu, blanc, rouge ont disparu des rues de Bamako, Tombouctou ou Mopti.

Vendredi 5 avril, ils étaient des dizaines de milliers à manifester dans le centre de la capitale, convergeant vers la place de l’Indépendance. Les banderoles exigeaient le départ du président Ibrahim Boubacar Keïta (« IBK ») et de son premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga, affirmant que « le seul problème du Mali, c’est la France » ou intimant : « Stop au génocide de la France au Mali ». Le temps était à l’expression de la colère bien davantage qu’à l’introspection pour cette première manifestation d’après le massacre d’Ogossagou.

Très au-delà du périmètre des mosquées

Le 23 mars, au moins 157 personnes avaient été assassinées dans ce village pour la seule raison qu’elles étaient peules. L’armée malienne comme les forces internationales – soldats français de l’opération « Barkhane » et casques bleus de la Minusma – se sont montrées incapables d’empêcher cette nouvelle tuerie dans le centre du pays, une région où le jeu habile des djihadistes a su transformer les vieilles rivalités communautaires en vendettas sanglantes.

Face au drame d’une ampleur inconnue au Mali, la voix la plus audible n’émane pas de l’opposition politique, mais d’une personnalité religieuse, en l’occurrence du président du Haut Conseil islamique du Mali (HCIM). Principal organisateur du rassemblement de vendredi avec le chérif de Nioro du Sahel, Mohamed Ould Bouyé Haïdara, un autre religieux très influent dans ce pays à 95 % musulman, Mahmoud Dicko, l’imam wahhabite de la mosquée du quartier de Badalabougou à Bamako, est bien davantage qu’une figure spirituelle. Depuis dix ans, il intervient très au-delà du périmètre des mosquées pour mener ses combats sur le terrain politique et social : blocage de la réforme du code de la famille, prises de positions sur l’éducation à la sexualité des adolescents, nécessité de négociations avec les djihadistes.

« Je m’intéresse à la vie de mon pays. Je ne peux pas empêcher les gens de me voir comme un acteur politique mais, moi, je me considère toujours comme un leader religieux. Je n’ai aucune ambition politique », assure celui à qui de nombreux observateurs prêtent d’autres desseins. Selon Mahmoud Dicko, l’objectif de la manifestation de vendredi était de « tirer une sonnette d’alarme ». « Il s’agissait, dit-il d’une voix posée, de dénoncer les crimes d’Ogossagou, d’appeler les populations peules à ne pas céder à la vengeance afin d’éviter une guerre civile et d’appeler les dirigeants à plus de vigilance pour que l’on trouve un mécanisme permettant aux communautés de se parler. »

« L’incapacité de l’Etat à protéger ses citoyens »

Fer de lance de la mobilisation, le chef religieux avait reçu l’appui des coalitions de l’opposition malienne dont les militants et certains leaders sont venus grossir les rangs de la manifestation. « La mauvaise gouvernance est au cœur de la crise malienne et notre conviction est qu’aucune victoire contre le terrorisme n’est possible sans une gouvernance vertueuse », explique Tiébilé Dramé, l’un des porte-parole du Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD) qui s’est formé autour de Soumaïla Cissé, arrivé en deuxième position lors de l’élection présidentielle de 2018.

« Depuis la dernière campagne électorale, les leaders religieux soutiennent le camp de l’alternance et leurs représentants ont pris part à toutes nos manifestations. Nous cheminons ensemble et l’objectif de vendredi était de dénoncer les massacres et l’incapacité de l’Etat malien à protéger ses citoyens. Le ministre de la sécurité lui-même a reconnu que, depuis le début de l’année, plus de 400 civils ont été tués au centre. Selon notre décompte, en 2018, 1 026 personnes, dont 697 civils, ont été tuées dans cette région. Sur l’ensemble du pays, on parle de 1 800 victimes ! », précise le porte-parole.

Le compagnonnage intéressé entre religieux et politiques n’est pas nouveau au Mali. Sûrement animé du désir de minimiser la démonstration de force de ses détracteurs, le président IBK a reçu dimanche au palais de Koulouba les chefs de la Ligue des imams et érudits pour la solidarité islamique au Mali, à laquelle n’appartiennent pas les organisateurs de la manifestation. « Que l’on ne se trompe pas d’ennemi », a demandé le chef de l’Etat, tout en évoquant un « cheval de Troie » qui n’est pas nommé, « un terrorisme qui a des alliés qu’on ne soupçonne pas » et posant, sans y répondre, la question : « A qui profite le crime ? Qui est gêné par la présence de la Minusma et des troupes françaises ? ».

Dernier dénominateur commun

Lundi soir, il a élargi la rencontre à l’ensemble des dignitaires religieux, dont Mahmoud Dicko. « Il leur a fait passer des messages d’apaisement et répété que la Minsuma et la France sont là pour nous aider. Dicko et le premier ministre se sont salués et ont même plaisanté ensemble », raconte une source à la présidence, avant de conclure : « C’est le Mali ! ». Comme pour rappeler que, dans la tradition politique locale, tous les arrangements sont possibles.

Pour son élection en 2013, IBK avait bénéficié du clair appui du président du HCIM et du chérif de Nioro. Les relations avec l’imam Dicko se sont envenimées après l’arrivée de Soumeylou Boubèye Maïga au poste de premier ministre, fin 2017, et l’arrêt, notamment sous pression française, de la « mission de bons offices » dont avait été chargé le religieux pour ouvrir des négociations avec Iyad Ag-Ghali, le chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GISM).

Plus d’un an plus tard, l’insaisissable Iyad Ag-Ghali tient toujours son rôle de figure centrale du djihad au Mali. Donné pour mort en novembre 2018 par l’armée française, son « lieutenant » Amadou Koufa, à la tête de la katiba Macina active dans le centre du pays, est réapparu dans une vidéo de propagande fin février. Alors que le redéploiement de l’Etat au nord du pays demeure très limité et qu’au centre l’insécurité a mené à une militarisation des communautés, l’islam peut apparaître comme le dernier dénominateur commun pour des Maliens à la recherche d’une unité perdue. L’imam Mahmoud Dicko en est pleinement conscient.

Sommaire de notre série « Le centre du Mali dans la tourmente »

Ce 23 mars aura été un choc. Près de 160 personnes ont été sauvagement tuées à Ogossagou, un petit village peul du centre du Mali. Jamais, dans la zone, un conflit intercommunautaire opposant principalement des miliciens dogon et peuls n’aura causé autant de victimes. Ces hommes armés s’affrontent pourtant depuis des années. Déjà, en 2016, les humanitaires et les défenseurs des droits de l’homme alertaient sur le danger de l’instrumentalisation de ces vieux conflits fonciers par les groupes terroristes.

Quatre ans plus tard, leurs craintes se sont transformées en une macabre réalité. La liste des victimes n’a fait que s’allonger, de mois en mois. Depuis mars 2018, plus de 600 civils ont été tués dans ces conflits, au centre du Mali, selon l’ONU. Le Monde Afrique vous raconte, en six épisodes, la tourmente sécuritaire d’une région, trop longtemps passée sous silence. Ses causes, ses conséquences, mais aussi les solutions qui émergent pour tenter de mettre fin à ces conflits multidimensionnels qui font aujourd’hui du centre du Mali la principale menace pour la stabilité de ce pays clé du Sahel.