Des manifestants soudanais croisent le passage d’un véhicule militaire à Khartoum, au Soudan, le 11 avril 2019. / STRINGER / REUTERS

Après plus de trois mois de contestation populaire, le chef de l’Etat soudanais Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis trente ans, a été déposé par les forces armées du pays et arrêté jeudi 11 avril. Ce coup d’Etat, qui a abouti à la mise en place d’une junte militaire à la tête du pays, ne présente toutefois à ce stade aucune garantie de changement démocratique.

Roland Marchal, chargé de recherche au CNRS et spécialiste du Soudan, estime que le mouvement populaire, unique dans l’histoire du pays, qui s’est exprimé au cours de ces derniers mois, ne peut se satisfaire d’une telle issue. En l’absence d’une association de ses représentants à un réel processus de transition, il met en garde contre le risque d’une déstabilisation du pays.

Les manifestants, mobilisés depuis le 19 décembre, en avaient appelé à l’armée pour accélérer le changement de régime. La réaction des militaires peut-elle les satisfaire ?

Roland Marchal : La mise à pied d’Omar Al-Bachir par les militaires était la revendication centrale des contestataires. Pour les manifestants, l’armée était le seul interlocuteur légitime car elle est perçue – et se perçoit elle-même – comme l’épine dorsale de l’Etat soudanais, la garante de sa continuité par-delà les régimes successifs que le pays a connus. Mais sa réponse ne répond pas aux attentes.

Le conseil militaire a en effet annoncé une période transitoire de deux longues années sans qu’aucune élection ne soit prévue, ni que le rétablissement de droits élémentaires ne soit annoncé. Au contraire, un nouvel état d’urgence est mis en place pour trois mois. Ce n’était pas le message de concorde nationale qui était attendu par les manifestants. Ils espéraient un appel aux forces vives de la nation pour intégrer un nouveau gouvernement de transition, à même d’enclencher un dialogue national.

Au lieu de cela, ce sont des personnalités qui étaient au cœur du régime, et même très proches d’Omar Al-Bachir, qui arrivent sur le devant de la scène. De manière schématique, le conseil militaire mis en place est en train de faire du Al-Bachir sans Al-Bachir : ses membres lâchent le président pour se sauver eux-mêmes. Le ministre de la défense qui a pris la tête du conseil militaire a lui-même un certain passif : il est lié à des exactions au Darfour et est sous le coup de sanctions américaines. Son arrivée aux commandes aurait pu être mieux perçue s’il avait au moins envoyé un message de compromis et d’écoute. Mais ce n’est pas la voie qui a été choisie pour l’heure.

Tout cela a de quoi susciter une amertume profonde chez tous ceux qui se sont mobilisés au cours des derniers mois. Il faut à présent que l’armée prenne la mesure de la volonté populaire et fasse de véritables concessions. C’est d’ailleurs le message que les chancelleries diplomatiques installées à Khartoum – et dont les successeurs d’Al-Bachir vont avoir besoin pour relancer le pays – vont faire passer. Le pire est à craindre si l’armée ne réalise pas qu’elle doit accorder de la place à l’opposition.

Les événements du 11 avril participent donc à accroître la crise ?

Les choses ne peuvent pas se stabiliser tant qu’il n’y a pas un relatif consensus sur la mise en place d’un gouvernement de compromis, par exemple formé de technocrates, et une feuille de route sur des négociations entre les diverses composantes du pouvoir et des représentants du mouvement social. La junte en place aurait pu faire valoir auprès de la population le départ d’Al-Bachir comme un acte majeur, fondateur d’une nouvelle ère. Mais ses membres révèlent leur incompétence politique en traînant ainsi des pieds et en rechignant à associer la mobilisation populaire à la nouvelle direction du pays.

On ne peut dès lors pas exclure une épreuve de force violente entre des secteurs de l’opposition et certaines forces au sein de l’appareil d’Etat, comme les milices populaires liées au parti présidentiel et toujours loyales à Al-Bachir. L’armée va devoir choisir son camp entre ces deux pôles. A moins d’un processus de transition inclusif, il y a un risque de violences à court terme. Le groupe qui a pris le pouvoir n’a de toute façon pas les moyens de relever seul un pays à terre sur le plan économique.

Quelles sont les implications régionales et internationales des développements en cours à Khartoum ?

Dans le voisinage du pays prolifère une multitude de groupes armés dont les trajectoires seraient bien sûr influencées par une déstabilisation du pays. Il y a les rebelles du Darfour qui ont trouvé à s’employer en Libye, car ils y gagnent mieux leur vie, mais qui observent ce qui se passe dans leur pays d’origine et pourraient y retourner à la faveur de circonstances favorables. Il y a aussi le risque, en cas de crise, d’un appel d’air qui inciterait des groupes rebelles tchadiens, actifs dans la région, à réinvestir le Darfour.

Par ailleurs, l’environnement régional risque d’être bouleversé par l’issue de l’offensive en Libye du maréchal Haftar. Qu’elle échoue ou qu’elle réussisse, le changement de rapport de force qu’elle impliquera dans la région va poser la question de nouveaux flux de matériels militaires et de miliciens dans la zone. L’Ethiopie voisine est par ailleurs loin d’être stabilisée. Enfin, l’influence de la situation algérienne, ne serait-ce qu’à travers les images diffusées sur les réseaux sociaux, n’est pas négligeable.

Au niveau international, le départ d’Omar Al-Bachir va rouvrir une compétition plus crue entre pays du Golfe pour obtenir la sympathie du nouveau régime à Khartoum.

Le rapprochement avec les Occidentaux, nécessaire à l’obtention des aides qui permettront de relancer une économie exsangue, est compliqué par le profil des membres du conseil militaire en place et l’absence, pour l’instant, de volonté sérieuse d’inclusion de leur part.

Au Soudan, la mobilisation contre le régime d’Omar Al-Bachir s’amplifie
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