« La critique des armes » d’Eric Fournier. / LIBERTALIA

LA LISTE DE LA MATINALE

Une nuit au Musée Picasso, une anthologie poétique, l’identité tourmentée d’un Palestinien d’Israël, une critique des armes et des chasseurs d’imposteurs : le programme s’annonce riche cette semaine !

RÉCIT. « Marcher jusqu’au soir », de Lydie Salvayre

Voilà un livre féroce et salutaire, qui vous remet d’aplomb, et autant dire d’attaque. Mais, de grâce, et quoique le lecteur en redemande, pitié pour l’auteure de Pas pleurer (Seuil, prix Goncourt 2014) : n’invitez plus jamais Lydie Salvayre au musée, a fortiori pour y passer la nuit. L’expérience lui aura été si toxique qu’elle n’aura songé qu’à briser net, rompre avec l’art, oscillant entre honte et fureur.

C’était au Musée Picasso, à Paris, à l’occasion d’une exposition dévolue à Giacometti. Un lit de camp avait été installé au pied de L’Homme qui marche (1960), et ce fut contre toute attente une nuit réfractaire, une nuit de terreur, de doute et de colère : colère contre le monde, contre soi, contre le monde en soi.

Marcher jusqu’au soir révèle la leçon de l’expérience, qui nous vaut de magnifiques pages sur l’impossible, sur l’échec selon Giacometti ou le ratage selon Virginia Woolf, mais c’est dans un second temps : après en être passé, comme on se laverait les yeux, par une virulente diatribe carburant à la mauvaise foi la plus réjouissante contre « les dévots de l’art ».

Evidemment, le lecteur ne peut s’empêcher de rêver : n’aurait-il pas, invité à passer cette nuit au musée, réagi tout autrement ? Mais c’est précisément ce qui rend ce récit formidable ; il n’y avait que l’auteure de La Puissance des mouches (Seuil, 1995) pour réagir ainsi. Et c’est ce qu’elle démêle, interrogeant ce qu’elle est au regard de l’art, et réciproquement, avec une sincérité décapante et une superbe indéniable. Bertrand Leclair

« Marcher jusqu’au soir », de Lydie Salvayre, Stock, « Ma nuit au musée », 224 p., 18 €.

POÉSIE. « Presque un chant », de Durs Grünbein

Méconnu en France, Durs Grünbein est l’un des plus grands poètes allemands d’aujourd’hui. C’est dans la tradition de l’élégie sarcastique, jamais amère, parfois désespérée, que s’inscrit son œuvre, comme permet de le découvrir cette anthologie couvrant la période 1988-2017.

Elle se dévore comme un roman en vers, chronique acérée d’une existence comme d’une époque. Dans la Note sur moi-même qui clôt l’ouvrage, Durs Grünbein revendique une écriture moderne, c’est-à-dire dépouillée de tout lien au sacré, de toute ornementation ritualiste, concentrée sur le corps, le détail et l’effet de surprise immédiat, fût-ce au prix de la « disharmonie ». Les frissonnements de la chair se substituent aux émotions, le cerveau à l’âme, et le goût pour la science et les scientifiques s’installe durablement dans la sphère poétique. Considéré comme un « poète de la fin des utopies », Durs Grünbein a su, après le « tournant » des années 1990, donner une voix au soulagement de sa génération, mais aussi aux inquiétudes suscitées par la réunification allemande. Ses odes décalées sur le présent politique restituent un chant à celui-ci. Nicolas Weill

« Presque un chant » (Gedichte), de Durs Grünbein, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson et Fedora Wesseler, Gallimard, « Du monde entier », 232 p., 23 €.

HISTOIRE. « La Critique des armes », d’Eric Fournier

La publication de La Critique des armes constitue une opportunité intéressante pour mettre en perspective les violences scandant nos samedis depuis décembre 2018, dans lesquelles on peut voir resurgir des idées et des pratiques qui n’ont jamais complètement quitté l’espace des manifestations.

L’auteur s’intéresse à l’imaginaire et à la pratique des armes dans les mouvements socialistes et anarchistes de la fin du XIXe siècle, puis communistes, jusqu’aux grèves de 1947-1948, c’est-à-dire au cours de décennies où elles sont censées avoir disparu de l’espace public. Trop simple, nous dit-il dans cette étude fondée sur l’exploitation de volumineuses archives, notamment policières, et d’innombrables publications issues des mouvements concernés.

Certes, les années qui ont suivi la Commune sont bien marquées par un adieu aux armes dans les mouvements révolutionnaires. Celles-ci persistent néanmoins, à la manière du Sphinx, toujours renaissant, ou du spectre, toujours en réserve. Sphinx à la Belle Epoque, lorsque le refus du monopole de la violence par l’Etat contribue à maintenir vivant, sous des formes renouvelées, le modèle du citoyen insurgé. Spectre après la première guerre mondiale, lorsque la rhétorique de l’insurrection reste vive, mais que la discipline bureaucratique du Parti communiste s’oppose à la prise d’armes.

Ce livre, un bel exemple d’histoire exigeante, fournit des éléments de réflexion pour penser notre présent : au milieu des imprécations actuelles, on ne peut que s’en féliciter. Pierre Karila-Cohen

« La Critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires », d’Eric Fournier, Libertalia, 496 p., 20 €.

ROMAN. « Les Modifications », de Sayed Kashua

Peut-on se défaire de soi-même ? Se dégager des entraves d’une existence accablante ? C’est ce que tente et réussit partiellement Saïd, un Palestinien d’Israël, étrangement soutenu dans son entreprise par la cruauté du destin autant que par son écriture.

Exilé volontaire aux Etats-Unis, Saïd conserve, entre les pages de son passeport, une nouvelle, écrite quelques années plus tôt, qui lui valut injustement la malédiction de son père et le bannissement de son village natal. Partir fut alors une douleur, mais aussi l’amorce d’une libération.

Or, pour se délester vraiment de ce qui fut, il restait à éradiquer la mémoire. A bâtir un rempart contre la nostalgie d’une enfance heureuse. Devenu le prête-plume d’une trentaine de personnes dont il rédige la biographie, Saïd y insère ses souvenirs, les offre à ses clients, comme celui du riz au lait sucré que sa mère cuisinait les soirs de ramadan et dont il a cessé d’être nostalgique dès lors qu’il l’a évoqué dans la biographie d’un rescapé de la Shoah.

L’écriture de Sayed Kashua sait jouer de tous les registres : la vivacité de la colère et le marasme de l’angoisse existentielle, l’acuité du regard politique et la tendresse océanique pour les siens. Ce texte troublant est nimbé d’un humour décapant. Eglal Errera

« Les Modifications » (Akov a’har chinouïm), de Sayed Kashua, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, L’Olivier, 250 p., 22 €.

RECUEIL. « Le Diable et Sherlock Holmes », de David Grann

Ils sont excentriques, doux dingues, scientifiques ou fabulistes de leur propre vie. A ceux-là s’ajoutent plusieurs assassins. Tel cet ancien chef d’un escadron de la mort d’Haïti reconverti en agent immobilier à New York. Le point commun des douze récits du Diable et Sherlock Holmes ? L’obstination d’une poignée d’individus à démasquer des imposteurs.

En guise de terrain d’investigation, le journaliste David Grann a toujours privilégié l’humaine comédie. Les protagonistes de ses reportages au long cours lui ressemblent, ils pistent des indices, cherchent des traces, s’évertuent à dissiper des fictions tissées fil à fil : le suicide déguisé du spécialiste mondial de Conan Doyle, retrouvé garrotté chez lui, porte verrouillée ; une erreur judiciaire causée par une expertise erronée ; ou encore, la réalité maquillée en roman ici ou là.

Parfois la quête échoue, à l’image des aventures d’un zoologue néo-zélandais, pêcheur infructueux de calmars géants. Qu’importe. Quels que soient la destination ou le dénouement, chaque nouvelle de David Grann invite le lecteur à un passionnant voyage initiatique. Macha Séry

« Le Diable et Sherlock Holmes » (The Devil and Sherlock Holmes. Tales of Murder), de David Grann, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj, Marianne Reiner, Claire Debru et Violaine Huisman, Le Sous-sol, 460 p., 23 €.