Un magistrat malien dans son bureau, à Bamako, en mars 2019 (photo d’illustration). / Morgane Le Cam

Yacouba Cissé* est stressé. Avant de s’asseoir, il regarde à gauche, à droite, puis derrière lui, par crainte d’être suivi. Pour ce magistrat basé dans la région de Mopti, au centre du Mali, ces précautions sont habituelles. « C’est ça ma vie », souffle-t-il, en haussant les sourcils. Ce 31 mars, M. Cissé vient de poser ses bagages dans la ville de Mopti. « J’ai dû fuir ma localité car c’était trop dangereux pour moi là-bas. J’ai reçu tellement de pressions et de menaces de mort… Je ne peux pas les compter. Récemment, le maire de ma commune est venu m’alerter que les djihadistes voulaient m’enlever », explique-t-il, visiblement épuisé par son long voyage. Pour fuir sans se faire repérer, il a dû se camoufler. « J’ai mon système à moi. Je m’infiltre au milieu des villageois, dans des bus, pour qu’on ne me reconnaisse pas », raconte-il avec nonchalance.

Installé depuis de longues années dans la région, M. Cissé fait partie de ces hommes de robe qui, au centre du Mali, sont restés fidèles à leur poste, malgré les menaces exercées à leur encontre par des groupes terroristes désireux de s’en prendre aux représentants de l’Etat. Depuis l’embrasement des violences au centre du Mali, ces deux dernières années, nombre de magistrats ont dû fuir pour survivre, laissant ainsi des milliers de citoyens sans accès à la justice.

« Pris entre deux feux »

Selon le dernier rapport du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, sur la situation au Mali publié fin mars, le taux de déploiement des fonctionnaires judiciaires et pénitentiaires au nord comme au centre du pays est en augmentation de 2,1 % ces trois derniers mois. M. Cissé fait partie de ces magistrats officiellement en poste. Mais, comme d’autres, il ne peut pas y rester de manière permanente. « Depuis 2018, je ne reste pas plus de trois mois d’affilée à mon poste. Je suis obligé de fuir deux ou trois semaines par trimestre. C’est comme si j’étais en prison. Ma maison ressemble à un bunker », explique-t-il.

Depuis l’attaque sanglante d’Ogossagou, le 23 mars, qui a fait près de 160 victimes selon les autorités, le groupe terroriste du prédicateur Amadou Koufa a promis de venger les habitants de ce village peul. Quant à la milice armée majoritairement dogon Dan Na Ambassagou, qui a été dissoute par le gouvernement au lendemain de ce massacre, elle proférerait également des menaces à l’encontre des administrateurs de l’Etat présents dans le centre. « Nous ne sommes pas non plus épargnés par ces gens-là. Depuis sa dissolution, nous avons des problèmes. Certains pensent que ce sont nous, les locaux, qui avons pris la décision, ou du moins que nous y sommes associés. Comme les populations, nous sommes pris entre deux feux », raconte M. Cissé, pour justifier sa fuite.

Le magistrat assure avoir demandé à plusieurs reprises une garde rapprochée à domicile aux autorités, ces derniers mois. « Ils disent qu’ils manquent d’effectifs. J’essaie de faire du forcing mais ça ne marche pas. Ça commence à être très dur, mais je reste parce que je n’ai pas le choix. Je n’ai pas de porte de sortie ni de possibilité d’aller ailleurs », soupire-t-il, en précisant disposer d’une protection sécuritaire, mais seulement au tribunal et les jours d’audience.

« Plus d’argent dans les caisses de l’Etat »

La sécurité des magistrats était au cœur des revendications des syndicats fin 2018. Pendant plus de cent jours, des centaines d’entre eux ont laissé leur robe noire au placard, déterminés à obtenir davantage de protection et une amélioration de leurs conditions de travail. Finalement, un accord partiel a été trouvé : des éléments ont été envoyés pour sécuriser les juridictions maliennes. Mais les syndicats ont dû céder sur la garde à domicile.

« On l’a demandée, mais les autorités nous ont dit qu’elles n’avaient pas les moyens de sécuriser tous ces gens. 602 magistrats, à l’échelle d’un Etat, ce n’est pas la mer à boire tout de même ! », s’offusque Hady Macky Sall, président du Syndicat libre de la magistrature (Sylma). M. Sall et M. Cissé sont dans l’incompréhension. Tous deux évoquent, choqués, le décès du président du tribunal de Niono, enlevé dans le centre du pays par des hommes armés non identifiés en novembre 2017. « En janvier, le ministère de la justice nous a appelés pour nous dire qu’il était mort », raconte le syndicaliste.

M. Sall reconnaît les efforts entrepris depuis janvier par les autorités pour sécuriser les tribunaux. Mais le reste de leurs revendications reste en suspens. « On nous a promis que le volet financier de nos revendications serait traité lors d’une grande conférence nationale, mais elle a été reportée sine die car, là encore, les autorités disent qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’Etat », explique M. Sall. Avant de livrer son analyse : « C’est à cause de la mauvaise gestion des ressources étatiques et des détournements que les caisses sont vides ! Et, après, on vient nous dire que l’Etat n’a pas les moyens de sécuriser les magistrats ? »

La justice, l’institution la plus corrompue

Dans son bureau du tribunal de commerce de Bamako, M. Sall se dit, comme M. Cissé, découragé par la précarité de ses conditions de travail. « Je suis obligé de rendre les décisions de justice depuis mon ordinateur personnel, car l’Etat n’arrive pas à m’en financer un. Un simple ordinateur, que je demande depuis plus de trois mois ! », tempête-t-il, avant de sortir de son bureau, dont la poignée de porte est cassée.

Quand il officiait en tant que magistrat dans le cercle de Sikasso, il y a quatre ans, M. Cissé affirme avoir été obligé de retirer de son propre salaire plus de 750 000 francs CFA (1 143 euros) pour payer le transport et la nourriture de suspects envoyés en prison, mais aussi pour financer le dépôt de plainte de certaines victimes. Cinq ans plus tard, le syndicaliste affirme que la situation n’a pas vraiment changé. « Dans le centre, c’est généralisé. Un peu partout, les plaignants sont obligés de mettre de leur poche. On demande aux justiciables de payer », précise-t-il.

Pour lui, l’argent est au cœur du problème du système judiciaire malien : « Je ne défends pas la corruption, mais il y a clairement des magistrats qui sont corrompus parce qu’ils sont dans cette situation de précarité. Certains n’ont pas le choix. » Une enquête sur les besoins et la satisfaction des Maliens en matière de justice, publiée ce mois-ci par l’Institut de La Haye pour l’innovation du droit (HIIL), explique que la justice est considérée comme l’institution malienne la plus corrompue, devant la police, la douane et la gendarmerie. Du moins, 58 % des quelque 8 300 Maliens interrogés l’ont affirmé. Dans la région de Mopti, le taux monte à 65 %. Ce problème, M. Cissé le connaît bien. « C’est monnaie courante par ici. C’est même permanent. On essaie de corrompre les magistrats à tous les degrés. […] Dans les villages, on nous propose des bœufs, en ville c’est de l’argent », affirme-t-il, épuisé par toutes ces pressions.

Des groupes terroristes qui imposent leurs lois

76 % des Maliens interrogés par le HIIL pensent que les tribunaux protègent les riches. Ils étaient 2 % de moins à le croire lors de leur précédente étude, réalisée en 2014. Aussi, la confiance des citoyens envers les tribunaux a baissé ces quatre dernières années. « Seule une personne sur trois a confiance dans le système judiciaire », note l’étude, dont les chiffres montrent également que plus de la moitié des sondés hésitent sur la meilleure marche à suivre. A savoir porter un problème judiciaire devant un tribunal formel ou s’en charger soi-même.

« Tout cela pousse les villageois hors du système judiciaire. C’est pour cela qu’ils règlent parfois entre eux des histoires de viols et de meurtres », s’inquiète M. Sall. Découragé, M. Cissé continue, quant à lui, tant bien que mal, à faire respecter le droit au centre du Mali. Une zone où, selon le magistrat, des villages entiers échappent encore aujourd’hui à la justice de l’Etat. Certains sont administrés à travers des mécanismes de justice traditionnels, mais d’autres sont, selon lui, gérés par des groupes terroristes qui imposent leurs lois.

« La faiblesse et la corruption de l’administration judiciaire dans le centre du Mali apparaissent comme des facteurs importants dans l’implantation des groupes djihadistes, une partie de la population considérant la justice rendue par ceux-ci comme plus fiable », alertait la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), dans un rapport publié en décembre 2018. Depuis, l’Etat s’efforce de reprendre le dessus sur les groupes terroristes et de faire revenir son administration sur le terrain. Mais le dernier rapport de l’ONU a noté une régression de la présence des administrateurs civils dans ces zones, ces trois derniers mois. Fin 2018, 34 % d’entre eux étaient à leur poste au nord et au centre du pays. Début 2019, ils ne sont plus que 29 %.

* Le prénom et le nom ont été modifiés.

Sommaire de notre série « Le centre du Mali dans la tourmente »

Ce 23 mars aura été un choc. Près de 160 personnes ont été sauvagement tuées à Ogossagou, un petit village peul du centre du Mali. Jamais, dans la zone, un conflit intercommunautaire opposant principalement des miliciens dogon et peuls n’aura causé autant de victimes. Ces hommes armés s’affrontent pourtant depuis des années. Déjà, en 2016, les humanitaires et les défenseurs des droits de l’homme alertaient sur le danger de l’instrumentalisation de ces vieux conflits fonciers par les groupes terroristes.

Quatre ans plus tard, leurs craintes se sont transformées en une macabre réalité. La liste des victimes n’a fait que s’allonger, de mois en mois. Depuis mars 2018, plus de 600 civils ont été tués dans ces conflits, au centre du Mali, selon l’ONU. Le Monde Afrique vous raconte, en six épisodes, la tourmente sécuritaire d’une région, trop longtemps passée sous silence. Ses causes, ses conséquences, mais aussi les solutions qui émergent pour tenter de mettre fin à ces conflits multidimensionnels qui font aujourd’hui du centre du Mali la principale menace pour la stabilité de ce pays clé du Sahel.