Ousmane Bocoum, commerçant à Mopti, ici sur le balcon de la maison familiale dans le quartier de Kalaban Coura, à Bamako, le 3 avril 2019. / Nicolas Réméné

Comme beaucoup de jeunes du centre du Mali, Ousmane Bocoum a grandi en écoutant les prêches d’Amadou Koufa. A l’époque, il n’était pas encore le chef djihadiste qui a aujourd’hui la main sur une grande partie du terrorisme au centre du Mali. L’homme qui dirige aujourd’hui la katiba Macina, affiliée au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), a tôt diffusé sur cassettes des prêches rigoristes, mais son discours n’avait alors rien de djihadiste.

« A partir de 2008 ou 2009, tout a changé. Ses prêches ont commencé à se radicaliser. Surtout après 2012 et le déclenchement de la guerre », raconte M. Bocoum. Ce jeune Peul malien venait de rentrer dans son pays, après sept longues années passées « en aventure » en Guinée et au Sénégal, selon l’expression consacrée au Mali pour parler des migrations.

Par curiosité, M. Bocoum continue à écouter le discours du chef djihadiste, observant que la rhétorique comme le canal de diffusion ont changé. Les messages vocaux diffusés sur WhatsApp remplacent la cassette audio. « Je n’ai pas bien compris sur quoi s’appuyait leur changement de discours. La seule chose que je savais, c’est que c’était de religion, d’islam, dont ils parlaient. Alors, en 2018, je me suis dit : si c’est de religion qu’ils veulent discuter, il n’y a pas de problème. Je vais leur expliquer les versets qu’ils ne comprennent pas », raconte-t-il, avec un pragmatisme étonnant. Le Coran, M. Bocoum le connaît parfaitement. Il l’a étudié jusqu’à ses 22 ans dans une école coranique.

Déconstruire les interprétations erronées

Autour de lui, on le taxe de naïveté. Car, à l’été 2018, M. Bocoum se met à faire la même chose qu’Amadou Koufa, mais avec un autre contenu. Sur WhatsApp, il interpelle directement les membres de la katiba du prédicateur et, contre toute attente, certains lui répondent. « On a discuté pendant trois mois comme ça sur les réseaux sociaux », explique-t-il. Dans ses audios, M. Bocoum envoie des versets, les décortique et les explique pour déconstruire les interprétations erronées, utilisées par les hommes d’Amadou Koufa pour enrôler les jeunes de la région.

« Ils disaient parfois dans leurs audios que si quelqu’un voyait un Occidental, il fallait le tuer, sans avoir besoin de demander la permission, poursuit M. Bocoum. En réponse, je leur ai envoyé ce verset : Dieu ne vous interdit pas d’être bons et justes envers ceux qui ne vous ont pas combattus à cause de votre religion et qui ne vous ont pas expulsés de vos demeures. Et puis, j’ai posé une question : “Si ces Occidentaux dont vous parlez combattaient votre religion, est-ce qu’il y aurait autant de mosquées dans leur pays ? Ça les a beaucoup choqués », sourit-il.

Malgré les divergences d’analyse des deux camps, le débat s’est poursuivi. « Je me suis lancé là-dedans parce que j’ai toujours su qu’ils étaient dans l’erreur. Au début, ils pensaient que j’allais avoir peur et que j’allais fuir », dit-il. Mais M. Bocoum ne craint que Dieu. Et pour le leur prouver, il leur propose l’impensable : une rencontre, à Mopti, afin de débattre, en chair et en os.

« C’est là qu’Amadou Koufa est intervenu. Il a fait un audio pour dire qu’il n’était pas d’accord pour une rencontre », regrette-t-il aujourd’hui encore. Les hommes de la katiba craignent pour leur sécurité. Une rencontre risquait de les exposer. M. Bocoum tente pourtant une fois encore de les convaincre, un brin provocateur. « Si vous aviez des croyances, vous seriez venu parce que vous auriez eu confiance dans la protection que Dieu vous aurait apportée lors la rencontre ! Vous dites qu’en brousse, Dieu vous protège. Alors pourquoi il ne vous protégerait pas en ville ? », précise-t-il sur WhatsApp.

Des populations qui peinent à faire confiance

Mais, du côté des terroristes, le chef a parlé. La rencontre n’aura pas lieu. Pas de quoi décourager M. Bocoum pour autant. L’homme laisse passer des mois, réfléchit, analyse ses erreurs tout en s’occupant de son magasin de pagnes et de bazin. Jusqu’à ce que, début 2019, une autre idée lui vienne : « J’ai compris que je n’avais pas réussi à négocier avec les combattants eux-mêmes. Donc je me suis dit qu’il fallait aller échanger avec ceux qui peuvent avoir une réelle influence sur eux. » M. Bocoum estime qu’un dialogue réussi doit être nécessairement pris par la racine et non par la tête et, à ses yeux, ce sont les villageois qui ont le pouvoir de changer les choses.

« Le Mali a besoin de ses villageois. Ce sont eux qui savent qui, dans leur localité, peut parler avec les djihadistes de leur zone. […] Ils peuvent nous aider à obtenir cela mais, avant, il faut les aider », détaille-t-il. Car, au centre du Mali, les populations peinent à faire confiance, épuisées d’un côté par des années de menaces terroristes et, de l’autre, par des promesses d’aide de l’Etat qui ne se concrétisent pas toujours.

Le 1er mars, M. Bocoum a monté une structure approuvée par les autorités : l’Association des prédicateurs pour la préservation de l’unité et de la paix sociale. A travers elle, il entend, dans un premier temps, gagner la confiance des villageois par l’agriculture. Il propose à plusieurs chefs de villages du centre du Mali de les aider à exploiter un champ de cinq hectares dont ils auront accepté de dédier les récoltes aux plus démunis et aux écoles coraniques de la localité. Que le village soit peul ou dogon, pro ou antidjihadiste importe peu à M. Bocoum. Selon lui, c’est justement cette neutralité, fondée sur la proposition et le volontariat, qui fait la force du projet.

« Renforcer la position des marabouts »

« Les villageois qui partent avec Koufa le font, soit parce qu’on leur propose mieux que ce qu’ils ont, soit parce qu’ils n’avaient pas une connaissance suffisante de la religion pour comprendre que les arguments utilisés par les djihadistes ne tiennent pas la route », analyse-t-il. Pour lui, l’agriculture n’est qu’une porte d’entrée permettant ensuite d’installer un réel dialogue avec les très influents maîtres coraniques.

Dans leur localité, les marabouts détiennent le savoir religieux et le transmettent à la jeunesse. Mais quel discours transmettent-ils aux générations futures ? « Aujourd’hui, il y a des marabouts qui acceptent de collaborer avec les hommes d’Amadou Koufa. Certains par peur, d’autres parce qu’ils sont vraiment convaincus par leurs idées, explique Ibrahim Yahaya Ibrahim, l’analyste principal au Sahel de l’International Crisis Group (ICG). Le fait d’avoir un projet qui essaie de renforcer la position des marabouts, en leur donnant plus de voix et en les aidant à faire prévaloir un discours modéré, est je crois une bonne idée. »

Ousmane Bocoum a déjà fait tous ses calculs : son projet coûterait chaque année 2 millions de francs CFA (3 000 euros) par village participant. Trois localités de la région ont déjà accepté de le tester. Mais, pour l’heure, les financements posent problème. « Je vais trouver, c’est certain, parce que c’est peu de dépenses, comparé au revenu qui peut être tellement énorme », se persuade-t-il.

« Une approche moderne et pragmatique »

L’ancien élève coranique qui dialogue aujourd’hui encore sur les réseaux sociaux avec les djihadistes du centre n’abandonnera pas son combat de sitôt. « Il faut que nous, Maliens, ayons la volonté de changer les choses. Ce sont nos affaires, nous devons nous en occuper », martèle-t-il. Au Mali, le dialogue avec les chefs djihadistes n’a jamais vraiment porté ses fruits et les influents leaders religieux semblent de plus en plus réticents à se positionner. « Ils avaient commencé à le faire, vers 2012. […] Mais beaucoup ont pensé qu’on ne combattait ces gens qu’avec la guerre, pas avec des arguments », explique M. Ibrahim.

Comme Ousmane Bocoum, le chercheur est persuadé du contraire : « Je pense qu’on sous-estime les motivations religieuses des hommes d’Amadou Koufa. […] Quoi qu’on dise, ils sont très intéressés par la religion. Je ne pense pas qu’il soit impossible de dialoguer avec ces gens-là. Ce que je crois, c’est qu’il est très important d’essayer de déconstruire ce débat avec les djihadistes. Il ne faut pas se focaliser seulement sur ceux qui sont déjà enrôlés, mais aussi sur ceux qui pourraient les rejoindre. Et pour les convaincre, il faut démontrer que les arguments djihadistes ne tiennent pas la route. »

Pour M. Ibrahim, la rhétorique utilisée par M. Bocoum est une nouveauté : « Il a une approche de la religion moderne et pragmatique. Elle est très adaptée au type de discours qu’utilisent les djihadistes. Les arguments très frontaux qu’il utilise, les grands leaders religieux ne les ont pas. » A 36 ans, le commerçant a fait de sa jeunesse une force. « C’est à nous, jeunes religieux, de nous engager pour la paix dans notre région », dit-il. M. Bocoum ne pense pas que son combat soit impossible. Car il a une conviction profonde qu’il répète encore une dernière fois : « Au Mali, personne ne veut la guerre. »

Sommaire de notre série « Le centre du Mali dans la tourmente »

Ce 23 mars aura été un choc. Près de 160 personnes ont été sauvagement tuées à Ogossagou, un petit village peul du centre du Mali. Jamais, dans la zone, un conflit intercommunautaire opposant principalement des miliciens dogon et peuls n’aura causé autant de victimes. Ces hommes armés s’affrontent pourtant depuis des années. Déjà, en 2016, les humanitaires et les défenseurs des droits de l’homme alertaient sur le danger de l’instrumentalisation de ces vieux conflits fonciers par les groupes terroristes.

Quatre ans plus tard, leurs craintes se sont transformées en une macabre réalité. La liste des victimes n’a fait que s’allonger, de mois en mois. Depuis mars 2018, plus de 600 civils ont été tués dans ces conflits, au centre du Mali, selon l’ONU. Le Monde Afrique vous raconte, en six épisodes, la tourmente sécuritaire d’une région, trop longtemps passée sous silence. Ses causes, ses conséquences, mais aussi les solutions qui émergent pour tenter de mettre fin à ces conflits multidimensionnels qui font aujourd’hui du centre du Mali la principale menace pour la stabilité de ce pays clé du Sahel.