« Zoologie ». Non, ce n’est pas une obsession. Juste la volonté de donner aux invasions biologiques la place qu’elles méritent parmi les fléaux qui menacent la biodiversité. La semaine dernière, cette même chronique décrivait les conséquences de l’arrivée de la truite grise dans le lac Yellowstone, aux Etats-Unis : la disparition de la truite fardée, mais aussi le bouleversement de tout l’écosystème local, du plancton aux grizzlis… Or une étude, publiée le 4 avril dans la revue Science, livre sur les espèces invasives un autre regard, plus complexe. Conduite par les chercheurs de plusieurs universités américaines, elle constate que, dans certains cas, les nouvelles venues peuvent reconstituer des réseaux stables et pallier la disparition des espèces natives. Les envahisseurs, secouristes en puissance.

Cette fois, le terrain choisi est Hawaï. Situé à 3 800 km de la Californie, au cœur du Pacifique, « l’archipel présente une longue histoire d’extinctions et d’invasions d’espèces biologiques », rappelle l’écologue brésilien Jeferson Vizentin-Bugoni, premier signataire de l’article, chercheur à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign (UIUC). Les premiers Polynésiens débarqués sur l’île d’Oahu, il y a 1 500 à 2 000 ans, s’en sont immédiatement pris aux gros oiseaux coureurs, qu’ils ont largement éliminés. Le mouvement s’est amplifié avec l’arrivée des populations européennes, dans le sillage de James Cook (1778). Les chats et les rats ont fait un carnage chez les oiseaux tandis que cochons et chèvres s’attaquaient aux plantes. Le développement du tourisme de masse et son lot de pathogènes ont achevé le travail. Au total, 77 espèces ou sous-espèces d’oiseaux auraient disparu à Hawaï (15 % des extinctions mondiales), dont la totalité des espèces frugivores, et plus d’une centaine d’espèces de plantes.

Introduit à Hawaï, le Zosterops du Japon se nourrit essentiellement de plantes elles-mêmes invasives. / Jef Vizentin-Bugoni

Qui alors pour disperser les graines et assurer la survie des dernières plantes natives ? Depuis cent ans, les autorités du 50e Etat américain ont fait le pari d’introduire des oiseaux venus du continent. Zostérops du Japon, léiothrix jaunes, roselins familiers et autres bulbuls orphée ont fait leur apparition, sans que ce principe soit réellement évalué. « En réalité, il s’agit de la première étude complète des interactions entre espèces dans un nouvel écosystème », explique Jeferson Vizentin-Bugoni.

Les chercheurs ont collecté, pendant trois ans, 3 278 échantillons de déjections provenant de 21 espèces d’oiseaux. Ils y ont retrouvé 109 424 graines viables. Et une batterie de surprises qui offre un paysage contrasté. D’abord, les rares oiseaux natifs n’assurent plus le travail. Dans leurs fèces, les scientifiques n’ont retrouvé aucune graine provenant de plantes autochtones. Autrement dit, l’ancien écosystème n’existe plus, « et n’existera plus jamais », soulignent les chercheurs.

C’est donc bien sur les espèces introduites qu’il faut dorénavant compter. Or – et c’est la bonne nouvelle –, celles-ci sont parvenues à reconstruire, dans cet univers dégradé, « un écosystème dont la structure et la stabilité sont similaires à ceux édifiés avec des espèces autochtones », assurent les chercheurs, après comparaison avec différents réseaux à travers le monde. Un résultat inattendu : la théorie voulait en effet qu’un écosystème complexe ne puisse se mettre en place qu’entre des espèces ayant longtemps coévolué.

Le bulbul orphée, une espèce introduite sur l’île d’Oahu, à Hawaï. / Jef Vizentin-Bugoni

Mais il y a une moins bonne nouvelle : ces envahisseurs privilégient les plantes nouvellement introduites. Question de morphologie, ou simplement de goût. Ainsi, 94 % des graines retrouvées proviennent de plantes arrivées au fil des ans dans les bagages des jardiniers ou sous les semelles des touristes. La partie n’est donc pas gagnée. « Pour sauver nos espèces natives, nous allons devoir attirer vers elles des oiseaux dont c’est le second choix », résume Jinelle Sperry, professeure à l’université de l’Illinois et coordinatrice de l’étude. Séduire ou laisser mourir : l’ultime défi des naturalistes d’Hawaï.