Fritz Lang, immense cinéaste allemand, est doublement à l’honneur ce mois-ci, avec, consécutivement, une reprise et un inédit illustrant chacun un pan de sa carrière écartelée entre l’Europe et les Etats-Unis : Le Testament du Dr. Mabuse (1933), chef-d’œuvre inépuisable et immortel, en salle le 17 avril, et House by the River (1949), somptueux récit criminel et gothique distribué pour la première fois en France, le 24 avril.

Chaque retour en salle du Dr. Mabuse marque à quel point ce personnage, né au début des années 1920 sous la plume de l’écrivain luxembourgeois Norbert Jacques, porté à l’écran par Lang et sa scénariste Thea von Harbou, n’a jamais cessé de nous concerner, en dépit de ses déterminations historiques. Indissociable de la République de Weimar, ce génie du mal et de l’hypnose, capable de s’infiltrer dans les esprits humains pour étendre son empire du crime, refléta métaphoriquement la montée du nazisme et l’imminence de son avènement (Lang affirma avoir placé des discours et slogans d’Hitler dans les répliques du docteur). Mais la maîtrise technique et l’invincibilité du personnage ont fini par figurer quelque chose de plus large : la part irrationnelle des sociétés modernes qui se laissent déstabiliser et peu à peu gouverner par la terreur et l’oppression. Sous bien des masques démagogiques et autoritaires, l’ombre mabusienne n’a, en définitive, jamais vraiment quitté l’actualité.

Interdit par Joseph Goebbels, « Le Testament du Dr. Mabuse » est le dernier film allemand de Lang avant que celui-ci ne s’envole vers la France, puis les Etats-Unis

Interdit par Joseph Goebbels, Le Testament du Dr. Mabuse est le dernier film allemand de Lang avant que celui-ci ne s’envole vers la France, puis les Etats-Unis, après s’être vu offrir les clés du cinéma nazi par le même ministre de la propagande. C’est un film de pure terreur, semé de visions glaçantes, mais aussi feuilletonesque, car mettant aux prises deux personnages issus de précédentes œuvres à succès du cinéaste : le criminel en chef (joué par le magnétique Rudolf Klein-Rogge), apparu aux temps du muet dans Docteur Mabuse le joueur (1922), auquel Lang oppose le commissaire Lohman (Otto Wernicke), qui avait déjà mené l’enquête dans M Le Maudit (1931). Une vague d’assassinats et d’attentats lance l’inspecteur sur la piste d’un Mabuse interné en hôpital psychiatrique, visiblement inoffensif, car consignant par écrit un testament délirant. Bien qu’enfermé, son esprit semble pourtant toujours régner sur l’organisation mafieuse qui agit en son nom, pour fabriquer de la fausse monnaie et faire disjoncter le système bancaire.

Mabuse trailer
Durée : 02:45

L’idée de génie du film est d’adosser à la progression trépidante du polar la disparition corporelle du malfaiteur : laissé très vite pour mort, Mabuse s’évapore sans que ne se relâche son emprise souterraine. Filmé en surimpression, le personnage apparaît comme un fantôme aux yeux exorbités, forme spectrale prenant possession des autres – dont le professeur Baum (Oscar Beregi), un psychiatre qui poursuit ses œuvres maléfiques. Dépersonnalisé, Mabuse n’est plus un homme, mais un principe agissant, une essence corruptrice susceptible de contaminer tout un chacun.

Le médium et le message

Assassinats, krach boursier, pollution, terrorisme : autant de catastrophes sur lesquelles plane son ombre, suggérée par un montage d’une vivacité et d’une rigueur impressionnantes. Une fois volatilisé, Mabuse ne survit plus qu’en tant que doctrine (son testament, mais aussi ses recommandations susurrées à l’oreille de Baum) : « L’âme des hommes doit être effrayée jusqu’au plus profond d’elle-même par des crimes inexcusables et apparemment absurdes. » Dans un passage éclairant, l’un de ses sbires, se retournant contre lui, tire sur sa silhouette, derrière un rideau qui ne cachait en fait qu’un gramophone et un haut-parleur.

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Mabuse n’existe pas en tant que tel : il est à la fois le médium et le message, télécommunication et propagande, transmettant ses ordres et son image plus vite que la pensée. Son empire n’est autre que celui de la diffusion : mirage d’ubiquité et d’omniscience par quoi les techno-pouvoirs « instrumentalisent », au sens propre, tout le corps social. Toute ressemblance avec notre monde de désinformation virtuelle ou de traçage numérique ne serait, évidemment, pas si fortuite que cela…

House by the River, tourné en pleine période américaine du cinéaste, semble ne plus avoir grand-chose en commun avec Le Testament du Dr. Mabuse. Dans ce drame de chambre victorien à petit budget, réalisé pour la Républic Pictures – studio hollywoodien dit de la Poverty Row (« l’allée de la pauvreté ») –, il n’est pourtant pas moins question de crime, cette fois dans une perspective moins sociale qu’individuelle.

Une violence prédatrice

Stephen Byrne (Louis Hayward), écrivain en mal de succès, tente de violer sa servante en l’absence de sa femme, et l’étrangle en étouffant ses cris. Avec l’aide de son frère John (Lee Bowman), il se débarrasse du corps dans le fleuve profond qui borde sa demeure. Sans le moindre scrupule, Stephen profite de cette disparition pour se faire de la publicité gratuitement dans les journaux. Mais le cadavre, comme le refoulé criminel, ne tarde pas à refluer hors des eaux du fleuve.

House by the River - Bande annonce (Rep. 2019) HD VO
Durée : 01:04

Sur cette base de film noir en costumes, Fritz Lang mène une étude psychologique confondante sur ce que le théoricien Theodor Adorno nommera, au même moment, la « personnalité autoritaire ». Stephen, homme de lettres et bourgeois rangé, laisse affleurer sous un comportement conforme des pulsions de domination et une violence prédatrice insoupçonnée, pourtant constitutives de son élévation sociale. Lang pose la conjugalité bourgeoise, avec ses frustrations et ses non-dits, comme cadre de cette propension au despotisme, dans le décor d’une grande demeure filmée comme un inquiétant palais d’ombres, de recoins interdits et de dédoublements psychotiques (Stephen confond la domestique avec sa propre femme, ainsi désirée à distance). Le scepticisme de Lang trouve ici une expression aussi implacable que mélancolique, la violence advenant dans un souffle d’inadvertance, les personnages contenant en eux-mêmes, au plus profond de leur condition, les germes de leur propre destruction.

Le Testament du Dr. Mabuse (1933) et House by the River (1949). Films allemand et américain de Fritz Lang. Avec Rudolf Klein Rugge, Oscar Beregi, Louis Hayward, Jane Wyatt (2 h 01 et 1 h 28).