Les partisans du président Petro Poroshenko – à gauche – et ceux de Volodymyr Zelensk sont séparés par les forces de l’ordre. / Efrem Lukatsky / AP

En propulsant en haut de l’affiche un inconnu aux formules aussi choc que vagues, l’Ukraine avait déjà montré qu’elle était entrée de plain-pied dans la mondialisation politique. Vendredi 19 avril, en organisant un débat d’entre-deux-tours à mi-chemin entre la kermesse joviale et la foire d’empoigne, elle a peut-être offert un aperçu de ce à quoi pourraient ressembler les joutes électorales du futur.

Un stade de 70 000 places pour accueillir l’événement, des dépistages de drogue et d’alcoolémie conduits en amont, des scènes séparées pour accueillir chaque candidat, des militants parqués comme de dangereux hooligans : l’événement devait être hors norme et il le fut, jusqu’à la décision surprise du président sortant Petro Porochenko, à la peine dans les sondages, de rejoindre sur « sa » scène son rival, le comédien Volodymyr Zelensky, grand vainqueur du premier tour et favori du second, dimanche 21 avril.

Le spectacle fut à la hauteur de ce cadre exceptionnel : tantôt bon enfant, tantôt violent, brouillon comme sait l’être la démocratie ukrainienne. Et à des années-lumière de tout ce que l’on peut imaginer dans les pays voisins. De là à parler de débat, il y a un pas difficile à franchir : la discussion, certes sans insulte et même ouverte par une poignée de main, se résume à une succession d’invectives et d’accusations, couvertes le plus souvent par les cris et les huées des partisans des deux camps.

« Je suis un gars simple de Kryvyi Rih [dans le centre russophone et industrieux de l’Ukraine], a attaqué le jeune Zelensky. En 2014, moi aussi j’ai voté pour Porochenko. Mais il y avait deux Porochenko, et la révolution de la dignité [le nom donné en Ukraine à la révolution de Maïdan] n’a bénéficié qu’aux gens indignes. Je suis venu briser ce système, défendre le choix européen de l’Ukraine et finir la guerre. »

« Où étiez-vous en 2014, quand l’armée russe attaquait le pays ? Quand nous étions occupés à sauver le pays ?, lui a rétorqué Petro Porochenko. Vous vous cachiez ! Vous êtes faible et sans expérience. (…) Vous êtes sympathique et talentueux mais vous êtes une pochette surprise, dans laquelle on trouve Poutine, les oligarques revanchards et des salaires à 4 000 euros [une référence à une brève promesse de l’équipe Zelensky de porter les salaires des enseignants à ce niveau invraisemblable]. »

Un semblant de match nul profitable à Zelensky

Volodymyr Zelensky s’est mis à genoux « en hommage aux pères, mères et enfants de ceux qui sont morts » à la guerre et pour montrer à Porochenko que « ce n’est pas si dur d’être humain et de demander pardon ». / VIACHESLAV RATYNSKYI / REUTERS

Chacun dans son rôle – celui du commandant en chef expérimenté pour Porochenko, celui du réformateur sans peurs pour Zelensky –, les deux hommes ont échangé durant une heure des accusations graves, chacun renvoyant à l’autre ses soutiens et ses amitiés les plus embarrassants, ses scandales passés ou supposément à venir. « Un acteur sans expérience ne peut pas faire la guerre avec l’agresseur russe », a encore insisté M. Porochenko, que son adversaire a renvoyé au statut de « président le plus riche » de l’histoire de l’Ukraine, accusé d’avoir « volé cinq ans » au pays. Comme pour rappeler le besoin d’unité dans une période de crise, les deux hommes et leur soutien ont chanté ensemble l’hymne national pour conclure cet étrange exercice.

Difficile, dans un tel échange, de distinguer un vainqueur. Mais ce semblant de match nul suffit largement à Zelensky, à qui les sondages donnent jusqu’à 70 % des intentions de vote. C’est d’abord sur lui que reposait la pression. Après avoir mené campagne uniquement sur les réseaux sociaux, refusant les interviews et tentant jusqu’au bout d’esquiver cet inévitable débat, l’homme était attendu.

Malgré ses près de vingt ans d’expérience de la scène, il était donné nécessairement perdant face à un Porochenko expérimenté et décidé à se battre jusqu’au bout. Ni génial dans la forme, ni très précis sur le fond, l’humoriste a toutefois montré qu’il avait des tripes, apparaissant tout sauf intimidé et sachant par moments retrouver les accents de Vasyl Horoborodko, ce professeur d’histoire propulsé président qu’il incarne à l’écran et à qui il doit l’essentiel de sa popularité. « Je ne suis pas votre opposant, je suis votre condamnation », a-t-il encore lancé avec un art consommé de la formule. « Je suis le résultat de vos erreurs et de vos promesses non tenues. »

Ce débat intense et fouillis constitue un bon résumé de la campagne qui s’achève. Et les foules séparées dans le stade Olympique illustrent parfaitement la profonde division de la société ukrainienne, au sein de laquelle le climat s’est encore tendu ces derniers jours. « L’hystérie collective approche de son niveau maximum », commentait à la veille du débat l’historien Gueorgui Kassianov. Quand bien même les deux finalistes se disent d’accord sur l’essentiel – nécessité des réformes, orientation européenne du pays… –, leurs styles et leurs passifs divergent fortement, et pour les soutiens du président sortant, le vote Zelensky représente un saut dans l’inconnu inacceptable dans un pays en guerre.

Symbole pour ses partisans d’une bouffée d’air frais au sein d’une classe politique incapable d’améliorer le niveau de vie et de mettre fin à la corruption qui ronge le pays, Zelensky est présenté par le camp d’en face comme un homme manipulable, une marionnette au service d’oligarques puissants et une proie facile pour le Kremlin.

Une campagne confuse et intense

Pour une fois en Ukraine, ce face-à-face n’est pas géographique. Quand bien même M. Zelensky est plus populaire dans les régions russophones, le clivage né ces dernières semaines traverse toute l’Ukraine, et se décide selon les priorités de chacun des électeurs : lutte contre la corruption, ligne dure face à Moscou, défense de la souveraineté ukrainienne, réduction des inégalités…

Le fouillis observé vendredi illustre aussi le climat trouble dans lequel a été menée la campagne, trouble savamment entretenu par les deux camps. Dès le lendemain du premier tour, les deux candidats se sont défiés par vidéos interposées, et ont laissé à leurs lieutenants le soin d’envoyer les boules puantes – accusations réciproques d’usage de drogue, panneaux électoraux résumant la candidature Zelensky à un projet du Kremlin, scandales de corruption réels ou imaginaires…

Les enquêtes sérieuses menées par des journalistes d’investigation se sont comme diluées dans le grand bain des accusations et de la confusion généralisée. Les affaires de corruption impliquant des proches du président sortant se sont banalisées, pendant que M. Zelensky est sorti relativement indemne de la révélation de ses voyages fréquents à Genève, pour rencontrer l’oligarque Ihor Kolomoïski, avec lequel il assure pourtant avoir des liens superficiels.

Surtout, le candidat n’a rien fait pour lever le flou qui entoure certains des aspects de son programme. Dans la seule grande interview qu’il a accordée durant l’entre-deux-tours (interview jouée lors d’un match de ping-pong au soir du premier tour), M. Zelensky a rappelé les fondamentaux de son projet : politique résolument libérale, lutte contre la corruption, respect scrupuleux de la loi, assouplissement des politiques culturelles marginalisant le russe, réintégration des populations du Donbass occupé… Mais il a à nouveau esquivé les questions les plus précises, expliquant s’en remettre à un « dialogue avec le peuple », tout en refusant d’en passer par des référendums. Après la parenthèse d’un débat enflammé, Volodymyr Zelensky promet en somme d’en revenir aux réseaux sociaux, même après sa probable élection.