On compare souvent les dernières œuvres du mangaka Minetaro Mochizuki (Tokyo Kaido, Chiisakobe) avec l’ambiance des films du réalisateur texan Wes Anderson. Ils y célèbrent l’étrangeté et la fantaisie, proposent des opus aussi purs qu’éclatants.

Alors, quand il a été annoncé que le premier allait adapter en manga le dernier film du second, L’Ile aux chiens, sorti en avril 2018, les lecteurs de BD japonaises ont trouvé l’opération aussi curieuse que naturelle.

Curieuse, car s’il n’est pas rare de voir Hollywood s’emparer des scénarios de mangas, l’inverse est plus rare. Naturelle, parce qu’outre un regard sur la société et l’enfance partagé par les deux auteurs, L’Ile aux chiens se déroule dans un Japon fantasmé qui se prête à la bande dessinée.

Dans la mégalopole imaginaire de Megasaki, le maire Kobayashi bannit tous les chiens sur une île-décharge, à la suite d’une épidémie de grippe canine. Même son chien Spots n’y fait pas exception. Son fils adoptif Atari, très attaché à l’animal, va fuguer en direction de l’île pour retrouver son compagnon.

Minetaro Mochizuki - Lézard Noir

« Je savais qu’il serait difficile d’adapter son univers »

Dans la version manga, Minetaro Mochizuki a choisi de se recentrer sur cette relation d’amitié privilégiée là où Anderson préférait appuyer sur la dimension chorale et théâtrale.

« La solitude, la douleur d’avoir été arraché à quelqu’un sont récurrentes dans mon travail », expliquait le mangaka de 55 ans au Monde, lors de son passage au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, en janvier, assurant avoir eu une grande liberté dans ce projet d’adaptation pensé dans le cadre de la promotion du film. « Tout le monde savait dans mon entourage que j’adore le travail de Wes Anderson. Tout en disant que je voulais absolument le faire, je savais qu’il serait difficile d’adapter en manga son univers. Déjà parce que L’Ile aux chiens est réalisé en stop motion [image par image]. »

Le cinéaste est également réputé pour son travail des lumières et des couleurs, des ocres de La Famille Tenenbaum aux pastels du Grand Budapest Hotel. Des palettes inexploitables dans les planches noires et blanches du manga, mais le dessinateur défend :

« Plus que la couleur chez Anderson, ce sont aussi les papiers peints qui m’attirent. J’espérais avoir pu représenter de façon aussi mignonne tous les motifs dans le manga. Pour moi, Anderson est plus un artiste du détail que de la couleur. »

Avec son sens de la sobriété et de la poésie – il aime d’ailleurs comparer le manga à la cuisine : « Selon les ingrédients, on va donner de la profondeur ou de la saveur au plat, mais si on ajoute trop de choses, cela devient trop fort. Quelquefois, les plats les plus simples sont les meilleurs » –, M. Mochizuki offre ici un joli exercice graphique qui n’apporte, hélas, pas grand-chose à qui aura déjà vu le film. Mais démontre, là encore, son talent à revisiter des œuvres qu’il n’a pas écrites.

Minetaro Mochizuki- Lézard Noir

Etiqueté mangaka d’horreur

Déjà en 2012, Chiisakobe, fresque d’une époustouflante beauté, replaçait dans la société contemporaine le roman médiéval de Shugoro Yamamoto. Le parcours initiatique, en quatre tomes, d’un jeune charpentier obligé de mûrir après le décès de ses parents dans l’incendie de l’entreprise familiale. « Le travail d’adaptation me procure la même joie que lorsque j’écris des histoires originales. Le fait de travailler à partir d’un roman me permettait d’imaginer ce qu’il y avait dans les marges de ce livre », explique le dessinateur, qui a reçu un « fauve » à Angoulême en 2017 pour cette série.

Dans Chiisakobe, Minetaro Mochizuki poursuit la mue graphique qu’il avait entamée avec son précédent manga, Tokyo Kaido, paru en 2008 au Japon, mais découvert a posteriori en France. Une trilogie charnière compliquée à accoucher, le récit d’adolescents en proie à des maladies qui les coupent de la société et les conduisent à une certaine excentricité et à une forme de réclusion. « Derrière cette œuvre, il y avait mon envie d’expliquer ce que je ne peux pas dire avec les mots », rappelle l’auteur, qui a du mal à soutenir le regard des interlocuteurs et s’excuse régulièrement de sa timidité, de sa réticence à se confier.

« Les thèmes de “Tokyo Kaido” sont difficiles, la maladie, la normalité, la frontière entre l’originalité et l’excentricité… Vous le comprenez en parlant avec moi, j’ai du mal à poser la bonne distance avec les gens et je me pose moi-même certaines de ces questions. »

Minetaro Mochizuki - Lézard Noir

Et puis, il avait « envie de changer sans effacer ce qu’[il avait] fait jusqu’ici », lui qui a longtemps été étiqueté comme génial mangaka d’horreur et de fantastique grâce à son manga Dragon Head (1995), dont la noirceur peut rappeler le travail de son aîné Kazuo Umezu. Minetaro Mochizuki est un artiste en perpétuel mouvement, refusant de s’enfermer dans un registre ou dans une patte graphique.

Dans les années 2000, il s’est aussi essayé au récit comique, à l’aventure, puis, après, aux narrations plus intimes dont l’indicible passe par l’expression des corps ; et s’impose, désormais, comme un maître de l’épure poétique. Autant d’arguments qui nous laissent, après la lecture de L’Ile aux chiens, sur notre faim. Plus que du Wes Anderson en manga, on a hâte de relire du Minetaro Mochizuki.

« L’Ile aux chiens », de Minetaro Mochizuki, d’après le film de Wes Anderson, traduction de Miyako Slocombe, tome unique, éditions Lézard noir, 15 €.