« Serait-il possible que l’on n’aborde pas ma famille dans l’article ? », s’excuse Ed Boon en fin d’entretien. Simple mesure de prévoyance : l’homme a longtemps été la cible des associations conservatrices. En cause, la série de jeux de combat Mortal Kombat, qu’il a cocréée au début des années 1990, et qui, par sa violence exacerbée, est remontée jusqu’aux oreilles des politiques américains comme français. Si, aujourd’hui, figure sur chaque jaquette une vignette stipulant l’âge minimum recommandé, c’est en partie grâce – ou à cause – des gerbes de sang, des décapitations spectaculaires et des coups spéciaux sadiques des personnages qu’il a inventés.

Le logo historique de « Mortal Kombat ». / Midway

Deux décennies et demie plus tard, alors que Mortal Kombat 11 sort, mardi 23 avril, sur PlayStation 4, Xbox One, Switch et PC, cet Américain de 55 ans assure avoir toujours été en paix avec la polémique suscitée par son jeu : « J’étais d’accord avec ce débat : je ne voulais pas qu’un enfant de six ans joue à Mortal Kombat. » Paradoxe d’un homme qui a toujours su garder la tête sur les épaules, là où ses personnages la perdaient si souvent dans ses jeux. « Nous travaillons dessus 8 heures par jour, chaque semaine, donc on peut parler d’attachement. Mais je ne rentre pas chez moi en parlant encore de Mortal Kombat ! J’ai d’autres centres d’intérêt, le basket, le golf, jouer de la musique. Je ne rêve pas des personnages », écarte-t-il pudiquement.

Un matheux au pays du flipper

Aux antipodes de l’univers kitsch de Mortal Kombat, qui défie toutes les lois de la logique et du bon goût, Ed Boon est avant tout un rationnel. Enfant, il a pour principaux loisirs les sports collectifs et les mathématiques. Il pratique le basket-ball, le football, le baseball. Puis quand les jeux vidéo sous forme de machines à sous connaissent leur heure de gloire avec Space Invaders et Pac-Man, il s’initie à la programmation. Cela lui permet de rentrer, comme programmeur de flippers puis de jeux d’arcade, chez Williams, fabriquant américain-phare racheté quelques années plus tard par Midway Games. Il n’en bougera jamais.

VGM Hall of Fame: Black Knight 2000 - Main Theme (Pinball)
Durée : 03:43

Comment un homme aussi posé en vient-il à imaginer Mortal Kombat ? Une succession d’événement, un contexte favorable, des opportunités qui se présentent. Dès ses premiers flippers, comme Black Knight 2000, avec sa bande-son opéra rock kitschouille endiablée, ses partenaires et son entreprise expriment leur goût alors très commun des univers sombres et jouissifs.

Alors que le jeu vidéo japonais se montre très propret, Williams se spécialise dans les relectures provocatrices de genres populaires. « Ils avaient un jeu qui s’appelait Narc [1988], un jeu fou dans lequel on lançait des roquettes sur les gens, qui explosaient dans des gerbes de sang. Il y avait un certain nombre de jeux comme ça qui ont précédé Mortal Kombat », se rappelle Ed Boon.

NARC (Arcade)
Durée : 27:35

Le natif de Chicago considère le créateur de Narc, Eugene Jarvis, game designeur star des années 1980, comme son mentor. « Il s’intéressait avant tout à ce qui était amusant pour le joueur, il se préoccupait peu de construire un système, de structure de données, etc. Il regardait surtout ce qui était cool à l’écran. C’est l’école de game design dans laquelle j’ai grandi », explique-t-il.

Un « Street Fighter II » en plus « bad boy »

Il se trouve qu’Ed Boon est tout particulièrement porté sur les graphismes, et que plusieurs des jeux sur lesquels il a travaillé sont à l’avant-garde d’une technologie épatante : les images digitalisées. Au lieu de dessiner des personnages cartoonesques sous forme de pixels, Midway scanne des acteurs – ou de simples copains – pour les restituer en mouvement dans ses jeux. Ainsi dans High Impact Football et Smash TV, deux pionniers dans leur genre respectif, sortis sous le label de Midway.

Quand, en 1991, le jeu de combat japonais Street Fighter II apparaît et conquiert des centaines de milliers de joueurs américains, pour Midway, le prochain mouvement s’impose avec évidence : passer ce type d’affrontements martiaux à la moulinette des images digitalisées.

Le casting original de « Mortal Kombat ». De gauche à droite : Johnny Cage, Kano, Raiden, Liu Kang, Scorpion, Sub-Zero, Sonya. / Midway

L’une de leurs premières ambitions est d’aller chercher d’authentiques acteurs, ou à tout le moins, de s’inspirer de films d’action de l’époque, énumère Ed Boon :

« Raiden est inspiré d’un personnage dans “Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin” ; Liu Kang à l’évidence venait de Bruce Lee ; Johnny Cage de Jean-Claude Van Damme ; Kano avait cet œil de cyborg à la “Terminator”. En fait, chaque personnage était inspiré d’un film ! »

Cette approche s’accompagne par ailleurs d’un ton plus transgressif, marque de fabrique de la compagnie. « J’adore Street Fighter II, mais c’était un peu comme de la musique classique. L’idée était d’avoir quelque chose de plus contemporain, de plus “bad boy”, plus rock’n’roll », resitue-t-il.

« Fatalités » et blagues absurdes

Mortal Kombat naît au début des années 1990, dans une industrie du divertissement encore sans garde-fous, avec quatre jeunes hommes d’une vingtaine d’années encouragés par une hiérarchie très décomplexée à laisser libre cours à leurs délires de post-adolescents. Ed Boon rappelle ce contexte, presque pour s’en excuser :

« Tout le monde nous disait à chaque fois que nos idées étaient cool ! Dans l’immeuble, notre boss, les gens au-dessus, ils venaient surtout voir nos derniers rajouts. Tout le monde était surexcité. »

Les « fatalités » débutent par le message « Finish him », invitation à achever son adversaire de manière sanglante. / Midway

L’une de leurs inventions marquantes tient à ces scènes de mises à mort finales aussi gores que créatives. Ed Boon retrace la genèse de ces « Fatality » en fin de combat :

« Elles venaient des étourdissements dans “Street Fighter II”, ces moments où votre adversaire est immobilisé et ne peut plus se défendre. J’aimais tellement ça que je voulais les mettre à la fin des combats. Nous avons fait un essai dans lequel Johnny Cage cognait son adversaire et la tête de ce dernier s’envolait. Tout le monde était dingue de cette idée. On s’est dit qu’il fallait que chaque personnage ait son propre mouvement signature. »

Choquant ? A moitié seulement. Derrière son apparence ultra-violente, le jeu baigne dans le second degré – bien plus encore que Doom, l’autre jeu polémique de ce début de décennie :

« Ils avaient tous deux cet univers sombre, mais “Mortal Kombat” a aussi une touche d’humour. Nous ajoutions tout le temps des blagues, comme le visage d’un gars qui se superpose un instant à l’écran pour crier “Toasty”, ce genre de choses. C’était notre ingénieur son ! On plaisantait entre nous, c’était vraiment débile. »

Mortal Kombat TOASTY !!!
Durée : 00:13

De la parodie de « Mario Kart » au cross-over avec DC Comics

A sa sortie en 1992, Mortal Kombat connaît un immense succès en Occident, y compris sur consoles, où il défraye la chronique à partir de 1993. Le jeu s’offre tout de même plusieurs suites, et est même adapté au cinéma dans un nanar resté culte. Si les ventes s’effritent avec l’arrivée de la 3D, elles remontent progressivement dans les années 2000. Les aventures multidimensionnelles de Raiden et compagnie cessent d’être un jeu phénomène pour s’imposer comme une franchise au long cours et un enjeu commercial.

Les épisodes s’enchaînent régulièrement, sans perdre de l’humour de leurs créateurs, à l’image de minijeux parodiant Tetris ou Mario Kart. Liu Kang et les autres ont également battu le fer avec quelques guest-stars cinématographiques fameuses, comme Freddy, Predator ou encore Alien, ainsi qu’avec des personnages de DC, comme Batman, Superman et Wonder Woman.

Dans « Mortal Kombat vs DC Universe », Raiden, Liu Kang et les autres défient Superman, Batman et compagnie. / Midway

Pour Mortal Kombat 10, l’équipe avait même commencé à développer un mode « Smash Bros. », avec quatre personnages réunis dans une arène aérienne, sur le modèle de Nintendo, sans parvenir à la finir à temps pour l’inclure.

Contre l’hypersexualisation, pour la violence potache

Le vétéran Ed Boon, désormais à la tête d’un studio de deux cents personnes, parle de tous ces épisodes à la première personne du pluriel. « Si vous saviez le travail que ça demande ! Dès le début, nous étions quatre. Cela n’a jamais été “je”, cela a toujours été “nous” », explique-t-il. Mais depuis les années 1990, Ed Boon a aussi grandi, et devenu plus regardant sur certains sujets comme la représentation des combattantes féminines, historiquement hypersexualisées. « Si vous regardez l’évolution des tenues depuis Mortal Kombat 9, leur look est complètement différent. Nous avons essayé de revenir à quelque chose de moins tape-à-l’œil. »

Pour autant, il défend bec et ongles l’humour potache et l’hyper-violence kitsch de la série. Pas question non plus de faire grandir la franchise en lui donnant une épaisseur psychologique inattendue dans Mortal Kombat 11.

Mortal Kombat 11 - Trailer de lancement
Durée : 01:49

« On parle bien de rédemption à travers le scénario, mais nous n’avons pas de message. Mortal Kombat reste avant tout de l’amusement, de la folie, de l’exagération », écarte-t-il. Et de souligner que la franchise qu’il a cocréée tourne autour de duels, non d’aventures solitaires. Ce qui ne l’empêche pas de développer, épisode après épisodes, des histoires de plus en plus tortueuses, après s’être aperçu, non sans surprise, que les fans adhéraient à l’univers pulp du vilain petit canard du jeu vidéo.

Lui, en revanche, aimerait évoluer. Cela fait désormais presque trois décennies qu’il travaille sur la même série. Parfois, Ed Boon reconnaît une forme de lassitude. « Mortal Kombat 10 a été la meilleure vente de la série, vingt-cinq ans plus tard, c’est fou ! Alors on a fait une suite qui, à mon sens, est de loin le meilleur épisode que l’on ait fait, mais j’aimerais désormais que nous puissions faire quelque chose d’autre, » assume-t-il ouvertement. Quoi ? Mystère. En attendant, pour quelques mois ou années encore, Ed Boon restera le papa de l’éternel ado du jeu vidéo.