Amal Clooney, Nadia Murad et Denis Mukwege, le 23 avril à l’ONU. / CARLO ALLEGRI / REUTERS

La menace américaine a fonctionné. Le Conseil de sécurité de l’ONU a finalement adopté, par 13 voix et 2 abstentions (Russie et Chine), mardi 23 avril, une résolution pour combattre le viol comme arme de guerre, mais en l’amputant de sa substance.

En recul sur l’avortement et opposés à la Cour pénale internationale, les Etats-Unis ont en effet réussi à faire retirer lors des négociations les mentions liées aux droits sexuels et reproductifs. The Guardian explique ainsi dans ses colonnes que le texte « comprend un vocabulaire sur l’aide aux victimes issu de services de planification familiale », Washington estimant que ces termes sous-entendent un soutien à l’avortement. Signe d’un infléchissement idéologique des Etats-Unis, l’administration Trump s’est déjà opposée par le passé à l’emploi du terme « genre » dans les documents de l’ONU, le considérant comme une promotion déguisée des droits des personnes transgenres.

« Nous sommes consternés par le fait qu’un Etat ait exigé le retrait de la référence à la santé sexuelle et reproductive pourtant agréée » dans de précédentes résolutions en 2009 et 2013, a précisé François Delattre, ambassadeur de France auprès du Conseil de sécurité, en visant les Etats-Unis : « Il est intolérable et incompréhensible que le Conseil de sécurité soit incapable de reconnaître que les femmes et les filles qui ont subi des violences sexuelles en temps de conflit, et qui n’ont évidemment pas choisi d’être enceintes, ont le droit d’avoir le choix d’interrompre leur grossesse. »

Négociations ardues

Dans son texte d’origine, l’Allemagne voulait créer un groupe de travail formel – idée abandonnée –, pousser à la création d’un organisme international pour aider à faire juger les coupables et développer la protection des survivants, notamment les femmes violées tombant enceintes.

Les négociations ont été ardues, selon des diplomates. Outre la menace d’un veto américain, Russie et Chine ont été jusqu’à proposer un texte concurrent à celui de l’Allemagne sans aller jusqu’à demander un vote.

Moscou et Pékin ont expliqué vouloir combattre les violences sexuelles dans les conflits, mais dénoncé « des interprétations laxistes » dans le texte allemand et des « manipulations » pour créer de nouvelles structures et « outrepasser » des mandats existants.

En définitive, cette triple opposition sino-américano-russe a conduit l’Allemagne à réduire son texte à la « portion congrue », selon un diplomate. « Les Américains ont pris en otage une négociation à partir de leur idéologie, c’est scandaleux », abonde un autre diplomate.

Interrogé sur ce recul, l’ambassadeur allemand à l’ONU, Christoph Heusgen, a reconnu que son pays aurait préféré « un langage fort ». Le choix était de renvoyer le texte à plus tard ou d’accepter les suppressions demandées. Denis Mukwege et Nadia Murad ont opté pour la mise au vote, s’est-il justifié.

Dans un communiqué, plusieurs pays nordiques (Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède) ont « profondément regretté » l’absence de référence dans le texte adopté aux droits sexuels des victimes « en raison d’une menace de veto » américain.

« Les aides pour les survivantes, comme l’accès à la contraception d’urgence ou l’interruption de grossesse en toute sécurité, doivent être renforcées », a souligné l’ambassadrice norvégienne Mona Juul.

« Rien n’a été fait »

Lors du débat, les deux Nobel de la paix avaient pourtant mis clairement le Conseil de sécurité devant ses responsabilités en réclamant des progrès substantiels en matière de justice et de protection des survivantes.

« Pas une seule personne n’a été traduite en justice pour esclavage sexuel », a souligné Nadia Murad en évoquant sa communauté yézidie détruite par le groupe djihadiste Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie. « Nous prononçons des discours à l’ONU mais aucune mesure concrète ne suit » en matière de justice et « rien n’a été fait », a-t-elle insisté.

« Qu’attend la communauté internationale pour rendre justice aux victimes ? », a aussi interrogé Denis Mukwege, en demandant l’établissement de tribunaux nationaux ou internationaux dédiés au jugement des coupables de violences sexuelles dans les conflits.

Avocate de victimes yézidies, Amal Clooney a aussi déploré la faiblesse de la réponse internationale. Elle a accusé les Etats-Unis et la Russie de s’opposer à la création d’une justice internationale contre ces crimes. Sierra Leone, Cambodge, Rwanda, Bosnie, Nuremberg…, une justice a été rendue pour ces dossiers, a-t-elle rappelé au Conseil de sécurité.

« Si nous n’agissons pas maintenant, il va être trop tard », a-t-elle également averti, en rappelant la détention actuelle de milliers de combattants de l’EI qui pourraient être relâchés et n’auraient alors qu’à raser leur barbe pour se fondre dans la population en toute impunité.

Prix Nobel de la paix 2018 : Denis Mukwege accuse
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