LA LISTE DE LA MATINALE

L’écrivain Pierre Pelot, écrivain, chez lui, dans les Vosges. / OLIVIER ROLLER / DIVERGENCE

Au programme de la semaine, des histoires de « familles » : une relation père-fils entre un puisatier et son apprenti pour Orhan Pamuk (La Femme aux cheveux roux), la trajectoire d’un appelé de la guerre d’Algérie racontée à deux voix par Alexis Jenni (Féroces infirmes), l’enquête à tiroirs d’une petite-fille sur la mort de son grand-père et de sa femme, chez Pierre Pelot (Braves gens du Purgatoire).

ROMAN. « La Femme aux cheveux roux », d’Orhan Pamuk

En Turquie, au milieu des années 1980, Istanbul a triplé de taille mais, à la campagne, on creuse encore les puits de façon traditionnelle. Avec une pelle, un treuil, un seau et, bien sûr, le concours d’un puisatier qui, plus qu’un artisan, est vu comme un artiste capable de trouver les bons endroits d’où faire jaillir l’eau.

Chez Pamuk, cet homme s’appelle maître Mahmut. Un jour, il prend en apprentissage le jeune Cem qui veut financer ses études. Après le travail, au village, Mahmut raconte à Cem des histoires du Coran, tandis que Cem découvre le mythe d’Œdipe et tombe amoureux d’une comédienne ambulante, aux cheveux roux, une femme plus âgée que lui mais flamboyante et émancipée qu’il n’oubliera plus.

Dans ce décor archaïque et sublime, Pamuk, minutieusement, installe les ressorts d’un drame antique. Alors qu’une relation père-fils s’est nouée entre Mahmut et Cem, ce dernier agit un jour d’une manière qu’il se reprochera toute sa vie. « Est-ce que ce qui est dit dans les mythes finit toujours par se produire ? » Comment nos actes pèsent-ils sur nos destins ?

La trouvaille de Pamuk consiste à revisiter ces questions éternelles à la lumière de deux mythes inversés, l’un grec, celui d’Œdipe, l’autre perse, celui de Rostam. Les histoires se répondent mais leurs dénouements s’opposent : dans l’un, c’est le fils qui tue le père, dans l’autre, c’est l’inverse. Et tandis que le récit de Pamuk balance, tel un pendule, entre Orient et Occident, l’auteur rit de voir son lecteur avancer, sa baguette de coudrier à la main, hésitant, à la recherche d’une vérité profonde aussi introuvable que l’eau du forage. Florence Noiville

« La Femme aux cheveux roux, roman d’Orhan Pamuk, Gallimard, 304 pages, 21 €.

« La Femme aux cheveux roux » (Kirmizi saçli kadin), d’Orhan Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, « Du monde entier », 298 p., 21 €.

ROMAN. « Féroces infirmes », d’Alexis Jenni

C’est la première image de Féroces infirmes, celle d’une centrale nucléaire que l’on distingue depuis le grand ensemble de la Duchère, à Lyon. « Il y a un truc là-bas, un cœur brûlant qui explose sans fin, une colère sourde enrobée de graphite pour tenter de la maîtriser. » On la retrouvera régulièrement, jusqu’aux dernières lignes du quatrième roman d’Alexis Jenni, symbole d’un noyau de violence et de haine qui « silencieusement rayonne, invisible et toxique ».

Ce noyau, c’est la guerre d’Algérie, à laquelle Alexis Jenni revient huit ans après L’Art français de la guerre (Gallimard, prix Goncourt 2011), à travers la trajectoire de Jean-Paul Aerbi. En 2015, il n’est plus qu’un bloc de rage éructant dans le fauteuil roulant que pousse son fils ; cinquante-cinq ans plus tôt, il fut un jeune appelé pas particulièrement désireux d’en découdre, que le pourrissement de la guerre et ses propres choix ont dévoyé.

Le père et son fils prennent alternativement la parole pour raconter cette histoire dont les échos ne cessent de résonner à travers les murs de la Duchère – cette construction qui apparaissait flamboyante et moderniste dans les années 1960 et tombe désormais en ruines. Alexis Jenni écrit d’ailleurs de passionnantes pages sur l’architecture.

Mais c’est la vie du soldat Aerbi, et les combats, qu’il décrit le plus admirablement dans ce roman à la puissance débarrassée d’emphase, avec lequel il continue d’embrasser notre passé pour nous obliger à le regarder en face. Raphaëlle Leyris

« Féroces infirmes », roman d’Alexis Jenni, Gallimard, Collection Blanche, 320 pages, 21 €.

« Féroces infirmes », d’Alexis Jenni, Gallimard, 320 p., 21 €.

BD. « Carpe Diem. Amour, spleen & tatouage », de Timothée Ostermann

C’est un grand classique du chagrin d’amour : rien de tel qu’un tatouage pour extérioriser sa peine. Encore faut-il avoir une vague idée de quoi imprimer – à vie – sur son épiderme, surtout quand celui-ci est vierge de toute enluminure, comme c’est le cas pour le double fictionnel de Timothée Ostermann.

Trop vieux pour se tailler les veines et trop jeune pour faire sa crise de la quarantaine, le narrateur s’est réfugié dans un salon de tatouage du fin fond de la Moselle, après une séparation douloureuse, en quête du motif symboliquement parfait – pas une mince affaire.

« Raconte-toi ta propre mythologie », lui conseille un professionnel de l’aiguille, passablement blasé de reproduire les sempiternelles faces de loup, rosaces polynésiennes, empreintes de chat et autres horloges à tête de mort qui prolifèrent depuis quelques années sur la couenne de nos contemporains. Chercher du sens à cette iconographie cutanée et foutraque peut s’avérer assez vain, finira par conclure l’enquêteur, lui-même dessinateur, à l’issue de sa piquante immersion. Frédéric Potet

« Carpe Diem. Amour, spleen & tatouage », BD de Timothée Ostermann, Fluide Glacial, 134 pages, 17,90 €.

« Carpe Diem. Amour, spleen & tatouage », de Timothée Ostermann, Fluide Glacial, 128 p., 17,90 €.

ROMAN. « Braves gens du Purgatoire », de Pierre Pelot

D’emblée, on comprend qu’on ne sait rien. Le grand-père de Lorena a-t-il tué sa femme avant de se suicider ou ont-ils été tous les deux assassinés ? Mais par qui ? Et pourquoi ? Tout paraît invraisemblable à la famille et aux habitants de Purgatoire, village perdu des Vosges où de vieilles histoires, souvenirs distordus, légendes qui peuvent, à l’occasion, tomber juste, commencent à se répandre. Mais le fait est là, et il va bien falloir trouver une explication.

Lorena, jeune femme têtue, se met en chasse. Elle questionne, fouille, ne se contente pas des bribes qu’on lui laisse. Elle veut sortir de la pénombre où sa famille a pris l’habitude de vivre, et où tout le monde, peu à peu, est en train d’étouffer, figé dans le silence et la peur. Alors, la lumière va se faire, et il n’y aura peut-être pas de quoi s’en réjouir. La vérité, chez Pierre Pelot, semblable aux sentiers sinueux des paysages qu’il aime décrire, est affaire d’embranchements et de virages. On ne débouche pas sur des clairières ; on se perd plus loin.

L’enquête de Lorena, bientôt, glisse à l’arrière-plan, élément déclencheur d’une multiplication des histoires, d’une transformation du roman, de chapitre en chapitre, en d’autres romans, piochés dans les souvenirs que la jeune femme a réveillés, et qui en forment encore un autre : le roman des origines, de la cavalcade à travers le temps et l’espace d’une malédiction ancienne, où tout était joué d’avance, comme il convient dans les tragédies, et dans les contes. Florent Georgesco

« Braves gens du Purgatoire », roman de Pierre Pelot, Editions Heloïse d’Ormesson, 512 pages, 22 €.

« Braves gens du Purgatoire », de Pierre Pelot, Héloïse d’Ormesson, 508 p., 22 €.

ESSAI. « Louis Massignon au Levant », de Gérard D. Khoury

Fruit d’une confluence dynamique entre carrière savante, vocation spirituelle et action politique, la « courbe de vie » de l’islamologue français Louis Massignon (1883-1962) demeure un terrain d’enquête fascinant.

En témoigne ce passionnant ouvrage posthume de l’historien et essayiste franco-libanais Gérard D. Khoury (1938-2017), édition critique des enquêtes massignoniennes diligentées par l’Etat et effectuées, de l’Egypte à l’Afghanistan, entre 1907 et 1955.

Ayant découvert le Maghreb dès 1900, officier décoré au front d’Orient en 1916, Massignon était vite devenu le conseiller très écouté de trois Républiques françaises en matière arabe et musulmane. Hostile à l’impérialisme militaro-économique, il défendit toute sa vie une conception de la présence coloniale tournée vers une communion avec l’autre que seuls permettent le dialogue respectueux et un total décentrement intérieur.

Se faisant volontiers dénonciateur, il taille dans le vif d’une bureaucratie coloniale aussi incompétente qu’injuste et défend systématiquement les populations locales. On le voit plaider pour la place de l’arabe, « langue de civilisation ». Il est également un promoteur inflexible de la présence scolaire et culturelle française au Moyen-Orient et moyen-orientale en France. Un parcours public et intérieur marqué par des textes qui, passant inexorablement du rapport officiel à la profession de foi, marquent l’engagement d’un homme voué à l’autre et à sa vérité. François Angelier

« Louis Massignon au Levant », essai de Gérard D. Khoury, Albin Michel, 480 pages, 25 €.

« Louis Massignon au Levant. Ecrits politiques (1907-1955) «, de Gérard D. Khoury, Albin Michel, « Bibliothèque histoire », 474 p., 25 €.