Manifestation de journalistes du secteur audiovisuel d’Etat réclamant « une télévision publique libre et ouverte pour tous », à Alger, le 25 mars 2019. / Ramzi Boudina / REUTERS

Il est 14 heures ce lundi 15 avril à la Chaîne 3, la radio publique algérienne en langue française (la 1 est en arabe et la 2 en berbère). Les journalistes de la rédaction entrent en réunion. Parmi les sujets proposés : l’interpellation à Alger de quatre militantes, dénudées dans un commissariat de Baraki, en banlieue de la capitale. Alors que le mouvement de protestation secouant le pays depuis le 22 février se fait fort de rester pacifique, l’épisode crée un réel émoi au sein de la population.

« On va tout faire pour en parler. Avec des arguments, ça devrait passer auprès de la direction », espère une journaliste. A 19 heures, le JT ouvre effectivement sur cette information, équilibrée par un communiqué de la police démentant les accusations. Il y a encore deux mois, le sujet n’aurait sans doute même pas été débattu.

Reportages, croisement des sources, invités apportant la contradiction aux sources officielles dans les débats… Depuis quelques semaines, le ton de la Chaîne 3 a gagné en objectivité. Un changement spectaculaire. « Ça a commencé le 22 février, précise un producteur de la radio. Les manifestants sont arrivés au portail de l’Entreprise nationale de télévision [ENTV] et de la radio publique, situées en contrebas de la présidence. Ils nous insultaient, nous traitaient de cachir” [« saucisson », synonyme de collaborateur du régime depuis le début du mouvement]. Nous avons fait remonter l’info selon laquelle la mobilisation était importante, mais la direction nous a interdit d’en parler et le JT de 19 heures a ouvert avec… les élections au Nigeria ! »

Un palier franchi

Cinq jours plus tard, plusieurs dizaines de journalistes de la radio publique mais aussi de Canal Algérie, l’une des chaînes de l’ENTV, organisent un sit-in devant leur siège « contre la censure » et « pour une information neutre », des demandes également adressées par écrit à leur direction. Cette dernière les autorise d’abord à parler d’un « mouvement de protestation », mais sans citer « Bouteflika », ni le « rejet du 5e mandat ». La consigne n’est pas toujours respectée, mais les responsables ne sont pas sanctionnés. « Ils ne voulaient pas faire de nous des martyrs », analyse rétrospectivement le journaliste, alors que deux personnes avaient déjà démissionné pour protester contre l’absence de couverture des manifestations.

Le véritable déclic intervient le 1er avril, lorsque le président Bouteflika annonce sa prochaine démission. Dès le lendemain, l’émission matinale de la Chaîne 3, « L’invité de la rédaction », reçoit l’opposant Abdelaziz Rahabi. Une première. Depuis, aucune info ne semble passée sous silence, pas même celle évoquant les ministres chassés de plusieurs villes par la population qui refuse de reconnaître le gouvernement. « Notre direction nous accuse même parfois d’être trop militants, alors que nous ne faisons que notre travail de service public, rappelle une journaliste de la radio publique. Auparavant, elle pouvait nous demander de passer des informations sous silence, sans que l’on comprenne d’où l’ordre venait ni même quelle en était la logique. »

Algérie presse service (APS), l’agence de presse officielle, a aussi repris ces informations concernant les ministres indésirables. Pour donner une idée du palier franchi, un ancien employé raconte comment, au début des années 2000, il lui est arrivé à deux reprises, à l’occasion de voyages à l’étranger, d’être invité à un briefing du président qui prenait rapidement la forme d’une dictée. « Bouteflika avait à cette époque clairement expliqué, y compris en conférence de presse, qu’il était le rédacteur en chef de l’APS », rappelle-t-il.

« Commères de hammam »

En 1999, montrant tout son mépris pour les journalistes algériens, auxquels il n’a pratiquement jamais accordé d’interviews, le candidat Bouteflika avait qualifié ces derniers de « commères de hammam ». Depuis sa chute, l’APS relate les marches réprimées des étudiants, les solutions de sortie de crise préconisées par l’opposition ou encore le refus de cette dernière de participer le 4 juillet aux « élections frauduleuses » annoncées.

La principale difficulté réside désormais dans l’absence d’unité des contestations. « Nous avons demandé une assemblée générale de l’ENTV, mais la direction nous a répondu que ce n’était pas le moment. Même chose pour notre plate-forme de revendications », explique Abdelmajid Benkaci, journaliste à Canal Algérie. Le mouvement peine à prendre dans les autres chaînes publiques, la télévision restant très surveillée. Ainsi, le 24 mars, la troisième chaîne laissait l’opposant Soufiane Djilali déclarer en direct que le président n’avait pas le droit de se faire soigner à l’étranger. Un épisode qui serait en partie responsable du licenciement, dès le lendemain, de Tewfik Khelladi, directeur général de l’ENTV.

Surtout, la mobilisation reste parcellaire. Les quelque 360 signatures obtenues par Abdelmajid Benkaci pour une pétition contre la censure ou la dizaine de journalistes ayant à nouveau manifesté devant leur siège lundi 8 avril paraissent minimes pour une entreprise qui compte plusieurs milliers d’employés. « Certains pensent que le mouvement est une mauvaise chose et parlent de la main de l’étranger… Je ne sais pas si c’est sincère. Peut-être ont-ils simplement trop à perdre », s’interroge ce journaliste de la radio, rappelant les pratiques de népotisme et de clientélisme dans les recrutements.

« Une alliance contre nature »

L’enjeu de la télévision publique serait secondaire si l’audiovisuel privé algérien fournissait une information fiable. Depuis la libération du paysage audiovisuel en 2011, plusieurs chaînes privées ont été créées. Diffusant essentiellement depuis l’étranger – le droit algérien ne permettant pas encore la création de télés privées locales –, mais employant des équipes algériennes, elles font l’objet de nombreuses critiques, accusées de promouvoir des discours conservateurs et de ne pas respecter les règles de déontologie du journalisme.

« Ennahar TV, Echorouk TV, Dzaïr TV… Ces télés dites offshore ont été le produit d’une alliance contre nature, d’un point de vue éthique, entre des hommes du clan dominant [Bouteflika et sa famille] et des affairistes enrichis principalement grâce aux passe-droits du système, avance Belkacem Mostefaoui, professeur à l’Ecole supérieure de journalisme d’Alger. Elles ont notamment été utilisées pour faire accepter les élections législatives de 2012 et de 2017, ainsi que le quatrième mandat de Bouteflika. »

Depuis la chute de ce dernier, poursuit M. Mostefaoui, « les dirigeants de ces chaînes ont développé de formidables capacités à s’aligner derrière les hommes liges du clan successeur ». Dans ce contexte, les attentes d’un secteur audiovisuel public de qualité sont fortes. « Nous en sommes pourtant encore loin, estime un journaliste de la Chaîne 2, la radio en langue berbère. Nous recevons même depuis quelques jours des consignes pour préserver Gaïd Salah [le chef d’état-major]. » « Mais nous ne reculerons plus, promet un salarié de la Chaîne 3. Nous nous surveillons les uns les autres pour que ça n’arrive pas. »