C’est là que bat le cœur de l’Afrique ! La gare routière pulse de la vie du continent. C’est un lieu où se croisent ceux qui partent et ceux qui rentrent ; où se nouent les business et les relations humaines; un incontournable des vies économique ou relationnelle . Cet espace de transit, qui raconte la réalité des déplacements de voisinage ou au long cours, n’est ni un ni uniforme. En Afrique de l’Ouest, la gare routière se décline même sous de multiples formes dans les petites et les grosses villes, mais partout elle est centrale. A l’heure où, quelques compagnies aériennes se livrent un début de bataille du ciel, elle garde encore la main, car « c’est toujours le voyage terrestre qui structure les déplacements du 1,2 milliard d’Africains », explique le géographe Jérôme Lombard.

Le Monde Afrique a voulu interroger ces lieux qui racontent une tranche de la vie des Kényans, Ivoiriens, Sénégalais, Béninois, Ghanéens ou Sud-Soudanais. Des lieux bavards qui en disent long, sans s’en tenir à ce rôle de miroir des vies. Car les gares vont bien plus loin et structurent aussi le rapport au temps, comme le montre l’anthropologue Michael Stasik à propos des gares ghanéennes. Cette série conjugue les regards d’universitaires et de journalistes pour embrasser la réalité dans ses multiples facettes.

Chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Jérôme Lombard est spécialisé dans l’étude des mobilités et des transports en Afrique de l’Ouest. Il ouvre le sujet sur quelques mises au point.

Au cœur du quotidien

Pour les populations du continent, depuis la quasi-disparition du transport ferroviaire de personnes, les gares routières représentent la principale modalité d’accès à la mobilité. Peu d’habitants disposent d’un véhicule personnel. En 2014, on recensait 44 véhicules à moteur pour 1 000 habitants en Afrique, contre 569 pour 1 000 dans l’Union européenne. Les gares routières constituent donc le lieu où se déploie l’offre de transport collectif du taxi de 6-7 places au minibus de 20-25 personnes, en passant par les autocars de plus de 50 passagers, parfois des taxis urbains ou des motos-taxis.

Ce sont des lieux où de multiples destinations nationales et internationales sont proposées, où se mêlent différents types d’emplois et d’activités, où se croisent les trajectoires individuelles et collectives, parfois les destins. Dans les capitales, dans les villes secondaires et les bourgs, les gares routières, au même titre que les marchés, constituent un des poumons de la vie locale, et par conséquent aussi, l’un des baromètres des changements sociaux et politiques en cours.

Un lieu très social

La plupart du temps, les gares routières des villes et bourgs africains relèvent de l’Etat ou des collectivités locales. Les gares ont été historiquement érigées au plus près des quartiers centraux, souvent coloniaux, où l’offre d’emplois et de services est la plus grande. Cela a permis de concentrer les usagers, et les personnes effectuant des migrations pendulaires, du centre vers la banlieue, en un point unique qui est devenu l’un des hauts lieux de la vie sociale et économique des villes africaines.

Nairobi, Kenya. / SIMON MAINA / AFP

Avec l’extension urbaine, de multiples gares secondaires se sont développées dans les quartiers péricentraux, dans les banlieues, parfois spécialisées sur un créneau, une destination, un type de véhicules. Ce réseau de gares s’est organisé selon un schéma d’aménagement plus ou moins voulu par les pouvoirs publics. Il garantit la desserte a minima de tous les quartiers urbains et des grandes destinations interurbaines. Malgré le caractère public de ces lieux, les organisations professionnelles du secteur sont fortement présentes et jouent un rôle important dans leur gestion, en accord avec les autorités. Non seulement s’y agglutinent les voyageurs, parfois leurs accompagnateurs, les chauffeurs, mais s’y concentrent aussi des commerçants qui sont admis à ouvrir des boutiques sur les pourtours du périmètre d’embarquement, des colporteurs en nombre qui circulent au milieu des voitures. S’y ajoutent les mécaniciens qui sont sollicités pour réparer un véhicule, les laveurs, sans oublier les rabatteurs de clients, essentiels pour se repérer dans de tels sites.

Une organisation bien pensée

Dans nombre de gares à travers le continent, on observe les mêmes types d’organisations et de technologies. Le flux de véhicules de transport, sur les dessertes urbaines, interurbaines, nationales ou internationales, dépend de l’inscription de chacun d’entre eux sur une liste de départs en fonction de son heure d’arrivée, le jour même ou la veille. Cette modalité dénommée « tour de rôle » régente l’organisation des allées et venues des taxis, cars et autres autocars. Ce système est associé à différents prélèvements destinés à alimenter les caisses des organisations professionnelles du secteur. Il permet en règle générale à chaque chauffeur d’estimer la durée de son attente avant son départ suivant. Il autorise la répartition de la manne du transport entre la multitude des chauffeurs, même si, au sein de chaque ligne, la concurrence entre véhicules prêts à partir est féroce et donne lieu à certains aménagements.

Kibuye, Kenya. / FREDRIK LERNERYD / AFP

Le revers de la médaille est que ce mode de fonctionnement limite le choix des clients qui se voient imposer un véhicule. Il ne pousse pas les professionnels du transport à faire évoluer leurs pratiques, à changer leurs vieux véhicules, en bref à moderniser l’offre. Et les usagers répètent à l’envi : « Ils n’ont aucun respect envers nous. »

Repoussée vers la périphérie

Selon une temporalité différente suivant les pays, les opérateurs les plus riches proposent une offre alternative sur des sites privés, situés sur les grands boulevards, parfois devant leur domicile ou dans des friches urbaines. Les véhicules sont plus modernes, un système de réservation permet de s’assurer de la disponibilité des places, les sociétés disent respecter les horaires de départ et d’arrivée, la gestion par tickets est rigoureuse. La progression de cette nouvelle offre résulte bien souvent de la possibilité permise par la loi d’ouvrir des gares routières privées.

Ajuong Thok, Soudan du Sud. / ALBERT GONZALEZ FARRAN / AFP

Ce phénomène est à mettre en lien avec la libéralisation croissante des économies africaines depuis plus d’une vingtaine d’années. Le système est séduisant pour les usagers, qui demandent plus de sécurité au sein d’espaces qui ont mauvaise réputation ; plus de garanties sur les durées des trajets ; plus de confort dans les véhicules ; des prix abordables. Le développement de ce type d’offres montre un changement d’approche. « On s’est mis à la place des gens », expliquait récemment l’un des promoteurs de cette nouvelle approche en Afrique de l’Ouest. Le système est cependant toujours plus sélectif, plus compétitif, plus inégalitaire aussi, ce qui devrait interroger les décideurs sur la politique à adopter au moment de faire évoluer ledit système vers plus de concurrence.

Un espace où se joue la guerre public-privé

L’offre privée, sur des sites propres, change un peu la donne puisqu’elle contribue à disperser les véhicules dans la ville, à démultiplier les propositions de départ ici et là. Elle apparaît en phase avec les attentes des usagers, qui souhaitent disposer d’une offre dans leur quartier. A l’avenir, ces derniers devraient être de plus en plus sensibles aux informations envoyées par les opérateurs ou les gestionnaires de gares sur les départs proches ou sur les places disponibles, notamment via les smartphones.

Juba, Soudan du Sud. / Florence Miettaux

Ces changements ont aussi une conséquence inverse. Au sein des grandes villes, les autorités étatiques et métropolitaines tentent de limiter cette dispersion et de canaliser l’offre sur de nouvelles gares plus modernes, plus grandes, mieux organisées, gérées par un exploitant privé, plus proches aussi du barycentre de villes étendues sur des dizaines de kilomètres. Cette réorganisation spatiale est souhaitée par les bailleurs de fonds internationaux comme la Banque mondiale. Elle permet in fine de déplacer une partie des flux de trafics qui contribuent quotidiennement à la congestion des voies qui mènent aux gares. Ce à quoi les décideurs doivent particulièrement veiller, c’est que le compartimentage de l’espace urbain ne s’accroisse pas : aux classes modestes, la relégation dans ces sites éloignés des centres historiques et des emplois, et l’offre de transport collectif ; aux plus aisés, les grands boulevards de la ville, libérés de tout trafic, et la possibilité d’utiliser les gros 4x4 comme ils l’entendent. L’exemple de réaménagement urbain le plus emblématique est sans aucun doute le transfert en 2014 de la gare historique de Pompiers du centre de Dakar en banlieue, sur le site des Baux-Maraîchers, à 10 km du précédent emplacement.

Jérôme Lombard est chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

Cette série sur les gares routières en Afrique subsaharienne a été coordonnée par Sidy Cissokho, chercheur associé au sein du projet African Governance and Space (Afrigos) hébergé par l’Université d’Edimbourg, pour les contributions d’universitaires. Elle est la prolongation d’une collaboration avec Michael Stasik lors de l’European Conference of African Studies à Bâle en 2017, puis à l’occasion d’un numéro spécial consacré aux gares routières en Afrique au sein de la revue Africa Today.