L’avis du « Monde » – à voir

Des films sur l’adolescence il en sort beaucoup, et ils prennent la plupart du temps la forme convenue de récits initiatiques. Plus rares sont ceux comme Alice T., sixième long-métrage du cinéaste roumain Radu Muntean (Boogie en 2008, L’Etage du dessous en 2015), écrit avec ses fidèles coscénaristes Razvan Radulescu et Alexandru Baciu, qui considèrent pour une fois l’adolescence non pas comme une épreuve de vérité, mais bien comme l’âge du mensonge et de l’affabulation, évasif par excellence. Son héroïne, Alice Tarpan, dont l’interprète débutante Andra Guti a remporté le Prix d’interprétation féminine au Festival de Locarno en août 2018, est en effet une lycéenne hâbleuse, fanfaronne, qui se définit par son rapport flottant et plus qu’incertain à la réalité.

Discordances et paradoxes

Alice, adolescente à la chevelure ondulante teintée d’un rouge éclatant, sèche les cours et vaque à de secrètes occupations. Bogdana (Mihaela Sîrbu), sa mère adoptive et divorcée, surprend sur son téléphone portable un curieux message laissant soupçonner une grossesse. Alice ne dément pas et va même jusqu’à prétendre, par pirouette ou provocation, désirer garder l’enfant. Contre toute attente, Bogdana accède à sa volonté, d’autant plus favorablement qu’elle-même n’a jamais pu être enceinte. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’Alice s’est procuré des pilules abortives. Réelle ou fantasmée, sa grossesse ouvre néanmoins à l’adolescente les portes d’une relation renouvelée avec sa mère, qui la considère d’un autre œil, passe du temps avec elle, l’exempte de lycée et devient sa plus proche confidente.

Pas à pas, Muntean nous fait partager la désorientation de son héroïne, sans surdramatiser ses errements ni pour autant noircir ses relations avec son entourage

C’est ainsi, par le filtre du rapport à la mère, que se dessine le portrait de l’adolescente et que se profilent les problèmes liés à son âge (mais aussi à son sexe), notamment cette jonction infiniment délicate à construire entre sexualité et famille. Rapport mère-fille saisi ici dans toute sa complexité car pétri de forces contradictoires : identification et rejet, connivence et provocation, prévention et cruauté, tendu vers un rêve de fusion impossible et pourtant miné par une différenciation inévitable. S’ouvrant sur une scène de règlement de comptes entre l’une et l’autre, le film semble d’abord prêter le flanc au déballage hypernaturaliste d’un certain cinéma d’auteur roumain, mais ne cesse par la suite, et à chaque scène, de gagner en trouble et en ambiguïté, en faisant son lit des discordances et paradoxes de son héroïne.

Car le portrait d’Alice ne gagne en intérêt que dans la mesure où le personnage ne cesse de nous échapper, se dérobe en même temps qu’il se dévoile, conservant toujours tout ou partie de son mystère. La mise en scène de Radu Muntean avance par blocs de longues scènes filées, qui retracent le parcours d’Alice sur quelques mois (jusqu’au retour des vacances d’été). Leur progression elliptique, comme en pointillé, génère une temporalité incertaine et juxtapose plusieurs visages d’Alice, plusieurs dimensions de son existence (famille, amis, amoureux) qui entrent parfois en contradiction. Se creuse ainsi un hiatus entre les mots et les actes d’Alice, non sans rapport, d’ailleurs, avec l’omniprésence des téléphones portables et des réseaux sociaux, qui alimentent une relation tronquée au réel.

Bucarest en lumière

Radu Muntean privilégie la continuité, la sensation du présent. Ainsi les plus belles scènes du film sont-elles celles qui plongent dans l’instant : telle réunion de famille, où les femmes réunies sur trois générations évoquent sans fausse pudeur des questions de sexualité ; telle soirée d’été au bord de la mer Noire, où le temps passé ensemble suit les progrès du crépuscule. Pas à pas, Muntean nous fait partager la désorientation de son héroïne, sans surdramatiser ses errements ni pour autant noircir ses relations avec son entourage. On notera à ce titre l’attention que le cinéaste porte aux luminosités et aux couleurs de Bucarest, capitale que les cinéastes roumains montrent d’ordinaire sous un jour uniformément gris et oppressant.

Si Alice ment, elle crée aussi, à travers son mensonge, l’espace d’une possible relation avec les autres, passant ainsi outre à l’éparpillement de sa famille et la filiation problématique liée à son adoption. On peut toutefois regretter que le film cède à un dénouement moral, discutable, qui consiste à confondre son héroïne par un retour de culpabilité inattendu. Radu Muntean n’en aura pas moins inventé, en symbiose avec son actrice, remarquable, un personnage passionnant, aussi irritant qu’attachant, qui finit par s’inventer une vie propre grâce aux fictions sur lesquelles il repose.

ALICE T. - Bande annonce officielle - Au cinéma le 1er mai
Durée : 01:01

Film roumain, français et suédois de Radu Muntean. Avec Andra Guti, Mihaela Sirbu, Cristina Hambasanu, Ela Lonescu (1 h 45). Sur le Web : new.bacfilms.com/distribution/fr/films/alice-t