Une femme attend dans un minibus à Accra, au Ghana, en octobre 2018. / Carlo Allegri / REUTERS

Dans les gares routières ghanéennes, les bus ne partent pas en fonction des horaires mais des passagers. Un bus ne part que quand il est plein, quand le dernier siège disponible est occupé. Baptisé « Remplis et roule » par les chauffeurs de bus ghanéens, ce système de départ est commun à bon nombre de pays d’Afrique. Au Ghana, le fonctionnement des gares routières découle directement de ces départs aléatoires.

Comprendre cela, c’est aussi comprendre les temporalités associées au voyage dans ce pays où les gares routières sont le centre névralgique des transports, puisque les autres types de mobilité motorisée sont rares. Le ferroviaire est dans un état de désintégration avancée depuis l’indépendance (1957). Et comme l’utilisation de la voiture particulière et des transports aériens est en grande partie l’apanage des classes supérieures, les gares routières ghanéennes maillent depuis longtemps les transports en commun, tant en milieu urbain que rural. C’est de là que s’organise la mobilité quotidienne d’une grande partie de la population. En ce sens, le « Remplis et roule » conditionne le rapport au temps et commande les activités sociales et économiques.

Des horloges quasi absentes

Une comparaison avec le fonctionnement des transports publics en Europe permet de comprendre ce que cela change d’avoir ou non des départs programmés et non programmés. Dans les gares, les aéroports, les terminaux de bus et de ferries européens, les départs sont fixés à une heure précise. Les trains, les avions, les bus et les ferries partent même à la minute près selon un horaire préfixé. S’ils ont un retard, il est affiché avec une plus ou moins grande précision. C’est donc avant tout le temps, imposé par des horaires rigides et l’omniprésence des horloges, qui structure les habitudes de déplacement et la mobilité des personnes.

Dans le cas ghanéen et en accord avec le principe du « Remplis et roule », c’est plutôt le rythme des déplacements de la foule qui structure les départs. Alors que la ponctualité est à la base des mesures d’efficacité en Europe, elle n’a guère de pertinence dans le transport ghanéen. Une arrivée « en retard » ne signe pas une absence de ponctualité, mais juste une arythmie par rapport au commun des mortels. Et on comprend que les horloges, instruments de rationalisation du transport en Europe, soient quasi absentes des gares ghanéennes.

Ce mode de fonctionnement s’appuie sur un modèle économique. Le transport routier n’est ni géré ni subventionné par l’Etat, il est aux mains d’un grand nombre d’opérateurs privés et de travailleurs informels. Ces petites entreprises reposent le plus souvent sur une petite mise de départ et tournent avec une trésorerie très réduite. Par conséquent, les conducteurs de bus doivent optimiser chaque voyage. Ils s’efforcent de maximiser leur retour sur investissement en exploitant pleinement la capacité des véhicules comme leur durée de vie. Optimisation qui renvoie à l’image stéréotypée, certes, mais pas totalement fausse, de bus délabrés et surchargés, avançant au mépris de toutes les règles de la circulation.

Système de rotation

Dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, le secteur du transport fonctionne aussi grâce à des petits arrangements. Le proverbe populaire qui dit que « everybody needs to chop » (« tout le monde a besoin de bouffer ») résume assez bien la situation. Or dans ce secteur, afin que tout le monde puisse effectivement « bouffer », le départ des bus est régi par un système de rotation. Sur chaque itinéraire, les passagers ne sont autorisés à entrer dans un bus que lorsque celui de devant est rempli. Comme le disent les chauffeurs ghanéens : « Premier arrivé, premier servi. » Ce système permet de partager équitablement les revenus entre les différents opérateurs.

A Takoradi, au Ghana, en novembre 2018. / Zohra Bensemra / REUTERS

Ces deux règles fondamentales, « Remplis et roule » et « Premier arrivé, premier servi », produisent évidemment de l’attente. Les conducteurs attendent d’abord leur tour dans la file des voitures au départ, puis que leur bus se remplisse de passagers. Les employés de la gare routière, qui agissent en tant qu’intermédiaires entre les passagers et les conducteurs, attendent, eux, que les autobus et les passagers arrivent pour vendre leurs billets, charger les bagages et procéder à l’embarquement. Dans ce contexte, les expressions les plus couramment entendues dans les gares routières ghanéennes sont sans nul doute « Metwên » (qui, en langue twi, signifie « j’attends ») ou sa version euphémisée, « Metwên nkakra » (« j’attends un peu »).

Si l’attente occupe une place importante dans les transports en commun européens, s’y ajoute, dans le contexte ghanéen, l’imprévisibilité. Le passager qui arrive juste à temps pour obtenir le dernier siège disponible n’attend pas ou très peu, situation idéale due à une coïncidence plus qu’à un choix. En revanche, lorsqu’un passager arrive juste un peu trop tard pour avoir la dernière place, il peut attendre plus d’une journée son départ, pour les bus qui mettent le plus de temps à « faire le plein ».

Patience et persévérance

Autant dire que patience et persévérance sont des qualités essentielles pour voyager au Ghana. De nombreux usagers choisissent d’éviter les périodes où les flux de voyageurs sont plus bas, comme celles où ils sont le plus haut. Alors que les périodes avec peu de voyageurs impliquent de longs temps d’attente, celles de déplacements importants peuvent signifier l’absence de bus disponibles sur la ligne. Dès lors, pour éviter cette pénurie, les plus prévoyants partent bien avant l’aube au travail et retardent leur retour le soir pour bénéficier de la fin du pic de circulation. Le week-end, les mêmes partent à la campagne le jeudi voire le mercredi et ne reviennent pas avant le lundi matin ou midi, pour échapper aux flux du week-end.

Eviter les périodes de pointe ou les creux est quand même complexe. D’abord parce que la généralisation de cette stratégie d’évitement déplace les heures de pointe. Ensuite parce que les chauffeurs rusent en feignant des départs imminents… donc des périodes d’attente plus courtes. Les chauffeurs et leurs assistants rémunèrent des « passagers fantômes » dont la tâche principale est de s’asseoir dans un véhicule pour faire croire que celui-ci est quasi plein. Leur présence pousse les vrais passagers à acheter leur billet et monter dans le bus, avant que ces passagers fantômes ne redescendent un à un.

Les stratégies des voyageurs sont encore compliquées par la concurrence souvent féroce que se livrent les différentes compagnies, en particulier dans les grandes gares routières où les mêmes itinéraires peuvent être offerts par plusieurs sociétés de transport. Dans ce contexte, un bus de 22 places peut très bien être rempli par une douzaine de passagers fantômes avant la vente du premier billet. Cette compétition décourage toute tentative de prévisions chez la plupart des voyageurs. Les plus expérimentés tentent tout de même de repérer les passagers fantômes. Le choix du bus s’effectue alors en fonction de la crédibilité de ces faux passagers. Suivant ce calcul et de façon ironique, plus les faux passagers sont crédibles, plus le temps d’attente devrait être court.

Michael Stasik est anthropologue à l’Institut Max-Planck pour l’étude de la diversité religieuse et ethnique à Göttingen, en Allemagne ; Marie Richard Zouhoula Bi est géographe à l’université Péléforo-Gon-Coulibaly de Korhogo, en Côte d’Ivoire.

Cette série sur les gares routières en Afrique subsaharienne a été coordonnée par Sidy Cissokho, chercheur associé au sein du projet African Governance and Space (Afrigos), hébergé par l’Université d’Edimbourg. Elle est la prolongation d’une collaboration avec Michael Stasik lors de la European Conference of African Studies à Bâle en 2017, puis à l’occasion d’un numéro spécial de la revue Africa Today consacré aux gares routières en Afrique.

Sommaire de notre série « Gares routières, cœurs battants de l’Afrique »

A travers le regard de journalistes et d’universitaires, Le Monde Afrique interroge ces lieux de transit qui racontent une tranche de la vie des Kényans, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Béninois, des Ghanéens ou des Sud-Soudanais.