Statue en marbre d’Hannibal par Sébastien Slodtz (1704). / Musée du Louvre / Creative Commons

La maquette est à peine finie que déjà la statue d’Hannibal soulève ses premières critiques : « trop trapu », « disproportionné »… Le sculpteur Hachemi Marzouk, 78 ans, a encore du chemin à faire pour satisfaire les inconditionnels du héros punique. Celui qui a façonné une bonne part des statues de bronze de l’ancien président Habib Bourguiba a été chargé de ce nouveau projet ambitieux : représenter Hannibal, général carthaginois du IIIe siècle avant Jésus-Christ, en héros auquel une majorité de Tunisiens puissent s’identifier.

Pour les historiens porteurs du projet, l’idée de « rendre Hannibal au patrimoine » s’inscrit dans la volonté de changer le rapport de la Tunisie à son passé. « Pendant longtemps, l’état civil interdisait aux Tunisiens de nommer leur enfant Hannibal. Cette résurrection du personnage doit aussi permettre aux jeunes générations de mieux connaître leur histoire », déclare l’historien Lotfi Rahmouni.

Le projet d’hommage à Hannibal remonte aux années 1990. Portée dans un premier temps par la société civile et notamment l’association Club Hannibal, c’est finalement sous le président Béji Caïd Essebsi que l’idée rencontre un début de concrétisation politique. Il s’agit d’une « réhabilitation d’un symbole majeur de la mémoire nationale », observe Hassan Arfaoui, conseiller culturel de la présidence de la République : « Ce projet s’inscrit dans la revendication et la réappropriation d’une histoire nationale au long cours, une et plurielle, précédant de très loin l’arrivée de l’islam. »

« Une démarche populiste »

Dépeint comme un guerrier hors pair et un fin stratège, admiré pour sa fameuse traversée des Alpes accompagné d’éléphants, ses tactiques d’encerclement et de diversion dans les batailles de la Trebie et de Cannes, Hannibal aurait aussi été « un puissant fédérateur contre l’impérialisme romain », selon l’écrivain Abdelaziz Belkhodja, auteur de plusieurs livres sur le sujet : « C’est pour ça que nous avons voulu le présenter non pas avec son épée, mais la main tendue tenant un parchemin, qui représente le traité de confédération signé avec Philippe V de Macédoine pour une alliance et une future paix avec Rome après la bataille de Cannes. »

Haute de sept mètres sur un socle de dix mètres, la statue colossale doit surplomber la colline de Byrsa, à Carthage. Elle représente le héros en porteur d’« un projet d’unification de la Méditerrannée », avance encore Abdelaziz Belkhodja, qui reconnaît qu’il existe peu de textes sur Hannibal, surtout connu par les récits de ses ennemis, les Romains, ou de l’historien grec Polybe. « Il n’est pas facile à représenter, reconnaît d’ailleurs Hachemi Marzouk dans son atelier de Tunis, car nous n’avons pas beaucoup de traces de son visage. » Face à ce flou, l’artiste avoue avoir préféré « le jeune Hannibal » au « borgne avec ses cicatrices de guerre ».

Mais même sous ses traits les plus doux, la statue inquiète… ou, à tout le moins, gêne. « Le fait de restaurer la figure d’Hannibal consiste à convoquer l’image de l’archétype du héros carthaginois et, par extension, tunisien. Une démarche populiste destinée à évoquer un passé que l’on voudrait glorieux et évocateur de la grandeur de l’histoire tunisienne », critique un universitaire tunisien qui requiert l’anonymat.

Un geste pour l’histoire ?

A cette querelle sur le sens du choix du personnage s’ajoute une autre sur ce qu’on veut lui faire dire. « Rien dans les textes antiques ne confirme que l’intention d’Hannibal était d’unifier la Méditerranée, avance Khaled Melliti, historien spécialiste de la Carthage punique. C’était avant tout un homme de guerre génial, au service de sa patrie, dont les objectifs premiers étaient de rétablir l’hégémonie carthaginoise en Méditerranée occidentale et centrale et de réduire la puissance romaine en Italie, en lui opposant une confédération italique autour de Capoue ou de Tarente. Le traité d’alliance – en réalité un pré-accord – avec le roi Philippe V de Macédoine n’entrait que dans cette perspective stratégique. »

La statue sera entourée de bas-reliefs relatant les exploits d’Hannibal, ce qui permettra à chacun de s’arrêter sur son épisode préféré… La vraie question reste en effet comment les Tunisiens accueilleront ce nouveau symbole. En édifiant ce monument, Beji Caïd Essebssi, qui en 2016 avait réinstallé une statue équestre de Habib Bourguiba sur l’avenue du même nom, dans la continuité de son identification au « père de la nation », fait-il un geste pour l’histoire ou à sa propre gloire ?