Des vachers payés à la tâche débarquent des vaches venues de Kaga-Bandoro au marché de Bouboui 2, près de Bangui, le 12 avril. / Gaël Grilhot/« Le Monde »

Les cornes s’entrechoquent et quelques animaux beuglent lorsque les vachers séparent au lasso les bêtes vendues du reste du troupeau. Puis des assistants bouchers identifient avec de la peinture bleue les bêtes qui viennent d’être achetées. Et les vaches marquées sont regroupées au centre d’une clairière, non loin du lieu où se trouvent les bâtiments administratifs.

A 45 kilomètres de Bangui, la capitale de la République centrafricaine (RCA), le nouveau marché au bétail de Bouboui 2, officiellement inauguré le 27 octobre 2018, monte doucement en puissance. Sa capacité d’accueil est de 6 000 bêtes. Elles y sont en moyenne entre 1 000 et 3 000 tous les jours. Ce marché terminus est censé alimenter Bangui et sa région en viande de bœuf.

Elégante, dans sa longue tunique bleue, Leïla Seydou tranche dans cet univers masculin. A l’écart, elle observe attentivement les bêtes, discute, et finit par choisir un animal. Avant, elle se rendait jusqu’à Kaga-Bandoro, à plus de 300 kilomètres au nord, mais le conflit interminable qui oppose différents groupes armés – contrôlant 80 % du territoire – et les forces gouvernementales génère une insécurité telle qu’elle doit se ravitailler plus près de chez elle.

Les groupes armés ont compris tout le profit qu’ils pouvaient tirer de ce commerce, sachant que les éleveurs sont très souvent volés ou rackettés

Avec les taxes (environ 10 %), la vache qu’elle vient d’acheter lui coûte 500 000 francs CFA (FCFA), soit 750 euros, près de deux fois plus que ce qu’elle payait auparavant, mais elle s’y retrouve une fois déduits les frais de transport.

Bouboui 2 est « un centre économique très dynamique, qui attire tous les petits commerçants de la zone », se félicite Bakary Cissé, responsable de l’élevage, de la santé animale et de la transhumance pour la FAO à Bangui. L’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a participé à la réhabilitation de l’ancien marché au bétail, qui ne fonctionnait plus depuis 2011.

« Activités légales et illégales imbriquées »

Dans les pays de la région, le bétail alimente de nombreux conflits, et la Centrafrique n’est pas épargnée. Selon un rapport récent des experts des Nations unies sur la RCA, ce trafic serait « au cœur des stratégies des groupes armés » pour se financer et obtenir des armes. Vendue au boucher jusqu’à 600 000 FCFA aux alentours de Bangui, il n’est pas rare qu’une bête ait été achetée moins de 100 000 FCFA sur les autres marchés du Nord.

Les groupes armés ont rapidement compris tout le profit qu’ils pouvaient tirer de ce commerce, sachant que les éleveurs sont très souvent volés ou rackettés. Certains chefs de guerre, à l’image d’Ali Darassa ou de Mahamat Al-Khatim, possèdent eux-mêmes des milliers de têtes de bétail. A en croire les experts de l’ONU, « l’influence des groupes armés sur l’économie du bétail est telle qu’activités légales et illégales sont aujourd’hui complètement imbriquées ».

C’est la raison pour laquelle l’Etat a souhaité construire un marché qui lui permette de reprendre la main sur ce commerce. « Bouboui 2 est un endroit où on peut regrouper tous les animaux, sans qu’il y ait de risques d’accident dans les villages ou les quartiers environnants, car c’est un site qui appartient au ministère, précise Domitien Mokondji, directeur général de l’Agence nationale de développement de l’élevage (ANDE). Et comme les animaux arrivent à bord de véhicules, les services de l’Etat peuvent les contrôler à leur entrée sur le marché [nombre, état sanitaire, propriétaires] et repérer ceux qui ont été volés. »

L’élevage représente officiellement 12,7 % du produit intérieur brut (PIB) de la Centrafrique. Un chiffre qui s’élevait jusqu’à 15 % avant la crise, en 2013. La réappropriation par l’Etat du contrôle de la filière est donc « vitale pour le pays », selon Bakary Cissé.

Le nouveau marché au bétail de Bouboui 2 tiendra-t-il pour autant ses promesses ? Cela n’a rien d’évident. Pour l’heure, commerçants et éleveurs expriment plutôt leur mécontentement. « Le gros problème, ici, c’est l’insécurité », déplore Abdul Karim Babakar, un marchand, qui évoque de nombreux incidents, « surtout lorsque les bêtes vont aux pâturages ».

« Ils nous prennent pour des voleurs »

Certaines seraient abattues par des hommes armés qui, par la suite, les dépèceraient pour emporter la viande et la revendre. De nombreux éleveurs menacent de quitter les lieux si la sécurité n’est pas mieux assurée.

Abakar Garba, le chef de l’une des sept associations d’éleveurs du marché, renchérit, chiffres à l’appui : « Depuis novembre, nous avons perdu 180 bœufs », et, au cours des dernières semaines, affirme-t-il, il y a eu au moins cinq morts et douze blessés parmi les éleveurs. Des chiffres qui restent difficiles à vérifier. Le courroux des éleveurs est aussi entretenu par les taxes qui reviennent à l’Etat, à savoir environ 9 500 FCFA par tête de bétail.

Les membres des forces de sécurité présents sur le site ne semblent pas assez nombreux. Même si « à quatre ou cinq reprises, souligne Domitien Mokondji, des malfrats ont été interpellés et transférés à Bangui, le phénomène se poursuit et met en péril l’existence même du marché au bétail. »

A proximité des troupeaux, un groupe de jeunes est en train de discuter. Beaucoup sont embauchés pour décharger les bœufs qui arrivent en provenance de tout le pays, ou les réembarquer pour leur destination finale, l’abattoir frigorifique de Bangui. « Les éleveurs ne nous aiment pas, affirme l’un d’eux. Ils nous prennent pour des voleurs. »

Outre la création d’enclos en dur, qui devrait permettre de mieux protéger les bêtes lorsqu’elles sont sur le lieu même du marché à bétail, une vaste clôture en barbelés est en projet pour les protéger lorsqu’elles pâturent. Elle devrait être finalisée à la fin de l’année ou au début de l’année prochaine. Reste à savoir si, à cette date, les vaches seront encore là…