La rédaction de Nepszava ressemble au hameau d’Asterix. Dans un immeuble moderne du centre de Budapest, une poignée de rédacteurs s’active pour remplir le journal. En cette fin du mois de mars, ils sont une vingtaine tout au plus : le dernier quotidien indépendant de Hongrie ne tire qu’à 21 000 exemplaires. S’il est toujours imprimé, après 146 ans d’une existence très mouvementée, c’est parce que Viktor Orban, le premier ministre souverainiste si controversé, veut laisser un semblant de pluralité dans ce pays membre de l’Union européenne depuis 2004. Nepszava n’est pas à vendre. Du moins, pas encore.

La quasi-totalité des fleurons de l’information sont passés entre les mains d’oligarques proches de la majorité

Autour de lui, le paysage médiatique national est un champ de ruines encore fumantes. La quasi-totalité des fleurons de l’information sont passés entre les mains d’oligarques proches de la majorité. Ils relaient les éléments de langage distillés par le Fidesz, le parti au pouvoir, avec un zèle critiqué par l’ONU, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et l’Union européenne. Pour les rares journalistes cherchant encore la vérité, le chemin est parsemé d’embûches.

« Le concept de liberté d’expression n’a plus vraiment de sens en Hongrie, estime Gabor Horvath, le rédacteur en chef de Nepszava. La pression sur nos sources conduit à une autocensure généralisée. Aujourd’hui, nous voulions publier un entretien avec un acteur très célèbre. Ce dernier nous avait accordé une interview qui n’avait rien de politique et il était ravi. Mais ce matin, nous avons reçu un coup de fil de sa part. Il a préféré annuler après avoir parlé à son agent, de peur de voir ses prochains contrats s’envoler. »

L’anecdote est révélatrice du climat actuel au « village Potemkine ». C’est comme cela que désormais, les acteurs fatigués d’une « résistance civique » nomment « l’Orbanistan », nouveau nom d’une démocratie où l’exécutif, au pouvoir depuis neuf ans, tirerait sa légitimité des urnes tout en affaiblissant les corps intermédiaires, jusqu’à rendre l’alternative quasiment impossible. Sauce 2019, la Hongrie est un décor semblable à celui qui avait été érigé à base de carton-pâte, lors de la visite en Crimée de Catherine II, au XVIIIsiècle.

« Apparence de la diversité »

« Le pays se construit en trompe-l’œil, confirme Pal Kovago, chercheur en psychologie sociale à l’université catholique Peter-Pazmany de Budapest. Il n’y a jamais eu autant de discussions, de chaînes YouTube, de sites d’information. Toutefois, cette vitalité nouvelle est enfermée dans une bulle créative, confinée à la capitale. Elle est tolérée par les autorités, car elle offre l’apparence de la diversité. En province, la population attend toujours qu’on lui dise quoi penser. Dans les bastions du Fidesz [la formation du premier ministre hongrois, Viktor Orban], en zones rurales, la politique fonctionne comme une religion. »

Sous le communisme, jusqu’en 1989, les institutions publiques étaient des outils de répression. Mieux valait s’en tenir le plus éloigné possible. Cet héritage perdure et explique une grande passivité, face aux attaques contre les syndicats, les partis d’opposition, les ONG et les milieux culturels. D’ailleurs, dans son essai Dans la tête de Viktor Orban (Actes Sud, 192 pages, 19,50 euros), la journaliste Amélie Poinssot compare l’orbanisme au kadarisme. Janos Kadar dirigea la Hongrie jusqu’en 1988. Personne n’aimait ce premier secrétaire qui avait renié la révolution de 1956. Mais on appréciait quand même le relatif confort économique apporté par son régime.

Cette forme renouvelée d’un « contrat social » – atomisation des oppositions, en échange d’une stabilité et d’une prospérité apparentes –, Robert Alfoldi en a fait l’expérience. Autre part en Europe, ce metteur en scène serait couvert d’éloges : il est l’un des plus doués de sa génération. A domicile, il souffre d’une marginalisation proportionnelle à son talent. « J’ai toujours pu dire tout ce que je voulais », ironise le quinquagénaire en train de monter Electre, sans être rattaché à une quelconque institution. « On ne jette pas les gens en prison. On les écarte, progressivement. Mon poste de directeur du Théâtre national n’a pas été renouvelé, après le changement de gouvernement. Ma parole n’est plus relayée par les radios et les télévisions publiques. Et en janvier, le gouvernement a centralisé la distribution des crédits d’impôts alloués aux petites compagnies privées. Je ne sais absolument pas si je pourrai monter de nouveaux projets cette année. »

« En 1920, notre rédacteur en chef avait été assassiné. Je me demande quand cette violence va ressurgir »
Gabor Horvath, rédacteur en chef de « Nepszava »

L’expression « tactique du salami » n’a-t-elle pas été inventée par le chef du Parti communiste hongrois, Matyas Rakosi, pour décrire l’élimination progressive des contre-pouvoirs, « tranche après tranche » ? M. Alfoldi dépeint les personnalités ayant remplacé les élites libérales à la tête des institutions culturelles subventionnées comme autant de carpes silencieuses, craignant de déplaire à leur tutelle, dans un système vertical. Cette nécrose intellectuelle est évidemment niée par le gouvernement. Le 26 mars, il a mis en avant un festival subventionné présentant la production théâtrale de huit des dix-sept minorités ethniques (Roms, Serbes, etc.) officiellement reconnues en Hongrie.

« Viktor Orban fait très attention à ce que la situation ne dégénère pas », note Gabor Horvath. « Donc la lumière s’éteint sur la démocratie hongroise dans un climat de sécurité. En 1920, notre rédacteur en chef avait été assassiné. Je me demande quand cette violence va ressurgir. » Jamais, peut-être : Robert Alfoldi, par exemple, est tout sauf amer. Trente mille personnes avaient manifesté pour protester contre la reprise en main de l’institution qu’il dirigeait. « Une expérience unique, dans la vie d’un artiste », dit-il. Optimiste, il se moque des honneurs et refuse de se voir en victime. Et puis les frontières de la Hongrie ne sont pas hermétiques. En mode « easyJet », de nombreuses personnalités ont choisi le chemin de l’exil, comme le metteur en scène Arpad Schilling, l’un des plus cotés à l’international. De guerre lasse, il a récemment gagné la France. Et revient très régulièrement fouler ses terres originelles. Sans désespérance.

Ce dossier a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation du camp des Milles.