Manifestation pour la liberté de la presse, à Budapest (Hongrie), le 3 juin 2014. / GERGELY BESENYEI / AFP

Définition possible, parmi d’autres, de l’extrémisme : la négation de la nuance. Nous y sommes. Nous vivons en des temps bouleversés. L’écosystème de valeurs des Européens tangue. Les ratages de la mondialisation économique libérale, notamment, déstabilisent la démocratie libérale tout court – dont le capitalisme peut fort bien se passer, hélas. Au passage, la liberté d’expression en prend un coup, elle régresse ici et là au sein même de l’Union européenne (UE). Raison pour laquelle la Fondation du camp des Milles, en partenariat avec Le Monde, organise la conférence-débat « La pensée libre au défi des extrémismes en Europe », lundi 6 mai, à 19 heures, à l’Assemblée nationale (salle Colbert). Ce mouvement de recul prend plusieurs formes qui, toutes, malmènent cet élément-clé du débat politique, l’expression même de la liberté, qu’est l’art de la nuance.

Bataille contre les « élites »

L’un des ponts qui relient l’élection de Donald Trump, le Brexit et la montée de ce qu’on appelle les « démocraties illibérales » – à Moscou, à Ankara mais aussi à Budapest ou à Varsovie dans l’UE –, c’est la propension à « globaliser ». On impose comme acteurs bien précis et identifiables une série d’entités à l’existence pourtant douteuse. Il y a l’ennemi, « les élites », cette caste uniforme, monopolisant privilèges matériels et capital culturel, qu’il s’agit naturellement d’abattre – sans qu’on sache pour autant la définir avec précision.

La bataille contre les « élites » est menée au nom du « peuple », dont les partisans de la sortie du Royaume-Uni se revendiquent puisque la majorité des votants a, après tout, emporté le référendum du 23 juin 2016 (51,9 %). Le « peuple » a tranché : il faut sortir de l’UE, même si personne ne sait trop ce que cela veut dire. Les délégations de pouvoir consenties à Bruxelles doivent être rendues à la Chambre des communes, seule dépositaire de l’expression de la souveraineté du royaume, mais ladite Chambre, élue elle aussi par « le peuple », est en total désaccord sur le niveau de Brexit qu’il faut réaliser ! Sur une telle question, il eût fallu « nuancer », ce que ne permet pas la procédure du référendum…

« Le peuple »

« Le peuple » – dont se réclament brexiters, « gilets jaunes », Trump et nombre de pouvoirs autoritaires en Europe – n’est pas moins facile à cerner. Rassemble-t-il tous les citoyens d’un pays ou seulement ceux en dessous d’un certain niveau de revenu ? D’éducation ? De biens matériels ? Mais alors, on en sortirait, du « peuple », quand on arrive à mieux gagner sa vie ou à décrocher des diplômes, et l’on y retournerait en cas de méchante grosse faillite… ? Pas sérieux.

Guère moins pertinente ou tout aussi floue est cette autre entité qu’on mal-nomme ainsi : « les médias ». Le Financial Times rangé dans le même sac que les sensationnalistes chaînes d’information en flux continu ? Le torrent d’images, de sons, de mots des réseaux sociaux classé dans la même famille que les publications animées par des professionnels du journalisme ? Les « médias », en tant que groupe d’activité singulier, pratiquant le même métier, ça n’existe pas.

Les hackeurs extrémistes ont pignon sur rue et ajustent leurs cibles, tout comme les partis nationalistes

Ce qui est ici en cause, c’est un glissement continu vers l’effacement de la frontière entre le vrai et le faux, le fait et la fiction, la propagande et l’information. Or, la vérité et la liberté sont liées, elles vont ensemble, l’une conditionne la possibilité de l’autre. Quoi de commun encore entre la campagne électorale de Trump, celle du Brexit au printemps 2016, la rhétorique émanant des pouvoirs de Viktor Orban en Hongrie ou du parti Droit et justice de Jaroslaw Kaczynski en Pologne ? Le maniement de la « fake news », de la grosse « fake news ».

En politique, il y a toujours des mensonges, des demi-vérités. Mais on a dit aux Britanniques qu’ils auraient à la fois le Brexit et tous les bénéfices de l’UE, aux Américains qu’ils reviendraient aux « belles » années 1950, aux Hongrois que Bruxelles voulait submerger leur pays sous des hordes de réfugiés venus du Moyen-Orient, aux Polonais que l’idéal européen était d’en finir avec la sainte Pologne, etc.

La machine surpuissante des réseaux sociaux

Au service de cette façon de manipuler la réalité, il y a maintenant la machine surpuissante des réseaux sociaux en mesure d’imposer et de propager ainsi une métavérité ou post-vérité ouvrant la porte à toutes sortes de théories du complot. Les hackeurs extrémistes ont pignon sur rue et ajustent leurs cibles, tout comme les partis nationalistes.

Boucs émissaires les plus fréquents : l’immigration musulmane et les juifs ; les démocrates américains prêts à transformer les Etats-Unis en pays socialiste ; la presse éternellement occupée à tromper « le peuple » ; « Bruxelles » et le milliardaire américain d’origine hongroise George Soros complotant contre la Hongrie ; l’Europe occidentale voulant imposer à la Pologne le mariage pour tous. « On nous cache tout », « je l’ai lu sur Internet », « ne soyez pas naïfs ». Dans l’hebdomadaire Le Point, le grand essayiste allemand Peter Sloterdijk s’interroge sur ce phénomène : « les réseaux sociaux ou la destruction des nuances ».

Ratages de l’économie libérale globalisée

Une fois au pouvoir, les protestataires de droite ou de gauche – ceux que l’on appelle les « populistes » – installent cette forme abâtardie de la démocratie qu’est la « démocratie illibérale ». Les élections sont libres, mais celui qui les gagne devient propriétaire de l’Etat. Le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs est neutralisé, celui de la séparation des pouvoirs aussi : contrôle de la justice, de l’audiovisuel public, des programmes scolaires et universitaires ; par copinage capitalistique ou autres, mainmise sur la presse privée.

La démocratie libérale est ainsi attaquée de l’intérieur. Elle qui aime le gris, le compromis, la réforme, résiste mal à la fin des nuances. En cette période de grand chambardement, l’extrémisme s’insinue dans l’espace laissé par les ratages de l’économie libérale globalisée. Mais ce que l’extrémisme remet en cause, c’est la démocratie libérale. Interrogé sur les « valeurs » auxquelles il tenait le plus, le philosophe Raymond Aron répondait : « Vérité et liberté, les deux notions étant pour moi indissociées [car] pour pouvoir exprimer la vérité il faut être libre. » C’est cet héritage que nous remettons en question.

Ce dossier a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation du camp des Milles.