Des drapeaux israéliens dans les tribunes de la Johann Cruyff Arena. / DUSAN VRANIC / ASSOCIATED PRESS

Les « Super Joden » (super-juifs) contre la « Yid Army » (l’armée des Youpins). Ou l’histoire juive de deux clubs juifs malgré eux. Celle de l’Ajax Amsterdam et de Tottenham, qui se retrouvent mercredi en demi-finales de la Ligue des champions. Deux clubs qui cultivent la même idée du beau jeu sur le terrain, mais aussi une identité juive portée en tribunes par leurs supporteurs. Une identité commune qui s’est forgée dans les années 1970 avec la montée du hooliganisme et la structuration des premiers groupes ultras, mais qui trouve des racines bien plus profondes, accompagnant l’histoire des communautés juives à Londres et à Amsterdam.

Comme lors du match aller, en Angleterre, il ne sera donc pas étonnant de voir dans la Johann Cruyff Arena des drapeaux israéliens, de croiser des fans arborant fièrement un tatouage représentant l’étoile de David, ou d’entendre des « Qui ne saute pas n’est pas juif ! » Les supporteurs des deux clubs entretiennent ce symbolisme bien qu’ils n’aient, dans leur grande majorité, aucun lien avec le judaïsme, et qu’ils peineraient, pour la plupart, à placer Tel-Aviv sur une carte.

« Tottenham et l’Ajax sont deux clubs non juifs, mais installés dans des quartiers qui comptaient de nombreux juifs, explique au Monde Simon Kupper, correspondant du Financial Times à Paris et auteur d’Ajax, the Dutch, the War, un ouvrage qui retrace l’histoire du club d’Amsterdam. Les juifs ont utilisé ces clubs pour s’intégrer dans la société. Etre fan de Tottenham ou de l’Ajax était aussi une manière de devenir londonien ou amstellodamois. »

« Un mélange entre juif et “goyim” »

Amsterdam a longtemps compté la plus importante communauté juive en Europe, à tel point que la ville, qui compte 80 000 juifs sur les 140 000 présents dans le pays avant la seconde guerre mondiale, est surnommée la « Jérusalem de l’Ouest. »

L’Ajax Amsterdam, fondé en 1900, n’est encore qu’un club amateurs. Mais l’ancienne enceinte du club, le stade De Meer, est proche du Jodenbuurt, le quartier juif d’Amsterdam, à l’est de la ville. Les Juifs se mettent alors à supporter naturellement cette équipe : « dans le stade, il y avait un mélange entre juif et goyim”, et tout se passait très bien jusqu’à la guerre », poursuit Simon Kuper.

La seconde guerre mondiale marque un tournant. L’Ajax navigue en zone grise et le club compte dans ses rangs aussi bien de « féroces collaborateurs qui n’ont pas hésité à dénoncer des juifs », que de résistants qui, au contraire, ont aidé à « les cacher ou à s’échapper », explique le journaliste. « On ne peut pas dire que le club a été pro- ou antijuifs. Il y avait des situations humaines très complexes à appréhender. » 80 % des juifs vivant aux Pays-Bas, sous occupation allemande, ont été tués.

Le pays comme le club, dont les tribunes sont désertées, peinent à se relever. Il faut attendre les années 1960 pour voir des « survivants se concentrer autour de l’Ajax ». Joueurs, dirigeants et sponsors juifs participent à la structuration du club, à commencer par Jaap van Prag, nommé président en 1965, et qui choisira comme entraîneur de l’équipe un certain Rinus Michels, grand architecte du « football total ». A l’époque, deux joueurs de cette équipe mythique symbolisée par Johann Cruyff sont juifs : Bennie Muller et Sjaak Swart. Ce dernier, surnommé « Mister Ajax », détient encore le record de nombre de matchs joués avec le club.

Salo Muller, qui a, plus tard, contraint la compagnie ferroviaire néerlandaise à verser des indemnisations aux survivants de la déportation vers les camps nazis ou à leurs descendants, devient, quant à lui, à la fois le masseur, le soigneur, l’intendant et le confident de l’équipe. L’Ajax Amsterdam se révèle aux yeux du monde du football et renforce aussi son image de « club juif ».

« We are the Yids ! »

L’explication est similaire pour le club Tottenham, crée en 1882. Des millions de juifs fuient les pogroms en Russie à la fin du XIXe siècle et nombreux trouvent refuge à Londres, dans l’est de la ville. S’ils auraient du théoriquement supporter West Ham plutôt que Tottenham, situé dans le nord de Londres, c’est bien vers les Spurs qu’ils se tournent.

« West Ham était situé dans le quartier des docks, on y travaillait aussi le fer. Les juifs, eux, travaillaient dans un autre domaine d’activité, majoritairement dans le textile. West Ham était donc un club pour les dockers, pas pour les tailleurs juifs, explique Anthony Clavane, auteur de l’ouvrage Does your Rabbi know you’re here ?, un livre sur l’histoire et l’impact de la communauté juive au sein du football anglais. Tottenham était un club plus ouvert que West Ham pour les communautés étrangères. Il était simple de se rendre au stade en tramway et, avec le temps, de nombreux juifs se sont aussi installés au nord. Ils se sont donc mis à supporter Tottenham. »

Et ce n’est qu’après la première guerre mondiale que les juifs – ceux de la seconde génération, nés en Angleterre – commencent à investir massivement les travées du stade. « Avant la guerre, la majorité des membres de la communauté juive était très pieuse. Ils ne jouaient pas au foot et n’allaient pas au stade pendant shabbat [vendredi et samedi]. Après la guerre, les juifs sont devenus plus séculiers, moins pratiquants », explique Anthony Clavane.

Cette adhésion n’est pas forcément bien vue par les dirigeants de l’époque. Le stade de Tottenham, White Hart Lane, accueille même en 1935 le infamous game entre l’Angleterre et l’Allemagne, marqué par les saluts nazis des joueurs allemands. Il faudra d’ailleurs attendre 1982 pour qu’un président juif, Irving Scholar, prenne les manettes des Spurs.

Pour l’Ajax comme pour Tottenham, ce n’est véritablement qu’à partir des années 70 et 80 que les supporteurs commencent à revendiquer cette identité juive et à manier les symboles israélites dans leur stade. Une période qui marque la structuration des groupes ultras mais aussi la montée du hooliganisme. « Une sombre période pour le foot en Angleterre », juge Anthony Clavane, mais qui sera suivie dans de nombreux pays européens. Racisme et antisémitisme sont monnaie courante et les supporteurs des deux clubs, identifiés comme juifs, en sont les principales victimes.

En Angleterre, certains fans de Chelsea, et d’autres clubs rivaux des Spurs, commencent ainsi à utiliser le terme antisémite de « Yids » pour nommer les supporteurs de Tottenham. Ces derniers « décident alors de se réapproprier ce mot et de l’utiliser positivement », explique Anthony Clavane. « We are the Yids ! » est repris par les supporteurs de Tottenham.

Les chants à la gloire du Hamas ont remplacé le bruit des chambres à gaz

Aux Pays-Bas, les supporteurs de Feyenord et du PSV Eindhoven notamment, les principaux rivaux de l’Ajax, se mettent à entonner de longs sifflements – « sssssssss », en référence au bruit du gaz dans les camps d’extermination. En réaction, les membres du F-side, principal groupe ultra de l’Ajax Amsterdam, fondé en 1976, se bardent de symboles juifs. Les chants à la gloire du Hamas ont remplacé le bruit des chambres à gaz, mais le problème demeure.

Face à la recrudescence d’insultes antisémites, les dirigeants des deux clubs souhaitent effacer, ou du moins gommer, l’identité juive affichée par leurs supporteurs. En 2005, le président de l’Ajax, John Jaakke, tente bien de bannir cette étiquette de « club juif », dans le but de « ne plus donner de prétexte » aux injures antisémites. « Notre situation est paradoxale, soulignait alors un communiqué. Nous sommes un prétendu club juif mais, dans la plupart des cas, nos supporteurs juifs hésitent à assister à nos matchs à domicile – ne parlons pas de ceux à l’extérieur – à cause des réactions blessantes des fans de nos adversaires. Il faut mettre fin à ce paradoxe. »

Mais cette initiative a été très mal reçue par les fans de l’Ajax. « Nos supporteurs adorent cette identité, laissons-la leur », déclarait au Monde en 2005, Salo Muller, l’ancien kiné du club. « Plutôt que de leur demander de changer leurs drapeaux et leurs chansons, il ferait mieux d’inviter les présidents des clubs dont les fans poussent des cris antisémites à agir. »

Du côté de Tottenham, « la position du club est aussi floue que celle des Anglais sur le Brexit », s’amuse Anthony Clavane, qui estime toutefois « que les dirigeants ne souhaitent pas rentrer en conflit avec leurs supporteurs sur cette question. » Ils ont toutefois lancé une consultation en 2014 auprès de leurs supporteurs sur l’emploi du pudiquement nommé « Y- word ». Résultat sans appel : 74 % des répondants, juifs comme non-juifs, n’estiment pas ce terme offensant et avalisent son utilisation. Ils ne s’en priveront pas à la Johann Cruyff d’Amsterdam face à leurs « frères » de l’Ajax.