« Politique » de Mazen Kerbaj. / ARTE EDITIONS / ACTES SUD

LA LISTE DE LA MATINALE

Les livres nous emmènent en voyage cette semaine : en Caroline du Nord avec Un silence brutal de Ron Rash, au Liban avec la BD Politique de Mazen Kerbaj, dans le Londres d’une bande de trentenaires fêtards et angoissés avec Les Désaccordés, de Joe Dunthorne. Et même avec Culture numérique du sociologue Dominique Cardon.

Roman : « Un silence brutal » de Ron Rash

Avec Becky, garde-forestière dans un parc régional de Caroline du Nord, Les, shérif du comté à trois semaines de la retraite, forme un drôle de couple platonique : quelques sorties, de vagues baisers, une « prudente valse-hésitation » entre ces deux solitaires épris de nature.

Bourrelés de remords pour avoir jadis parlé lorsqu’il fallait se taire, tous deux viennent aujourd’hui en aide au vieux Gerald, qui est accusé par un magnat local d’avoir braconné des truites puis déversé de l’essence dans une rivière où viennent pêcher des touristes – qui payent bien pour cela. Tout en réglant les affaires courantes, Les va s’efforcer de tirer cet incident au clair…

Faisant alterner les voix de ses protagonistes en quête de rédemption – l’un est pessimiste, l’autre lumineuse –, Ron Rash entremêle prose et poésie, passé et présent, au fil d’une enquête sédimentant plusieurs histoires. L’écrivain donne de la clarté au lyrisme et de l’espoir aux cœurs meurtris. Macha Séry

« Un silence brutal » (Above the Waterfall), de Ron Rash, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez, Gallimard, « La Noire », 272 p., 19 €.

Roman : « Whitman », de Barlen Pyamootoo

Barlen Pyamootoo est un écrivain du voyage intérieur. Depuis Bénarès (L’Olivier, 1999), le romancier et cinéaste mauricien dit comment le déplacement traverse les êtres. La manière dont les sens captent la lumière, les couleurs et les odeurs, pour les transformer en sensations et en mots.

Avec Whitman, il nous emmène loin de l’île Maurice. Son cinquième livre se situe en Amérique, fin 1862, quand Walt Whitman (1819-1892) quitte Brooklyn pour retrouver son frère George, blessé à la bataille de Fredericksburg. Feuilles d’herbe, le plus célèbre recueil du poète, a été accueilli en 1855 dans l’indifférence, à l’exception d’un article lui conseillant de mettre fin à ses jours. Il a cessé d’écrire depuis le début de la guerre de Sécession.

Pyamootoo sonde ce que la traversée d’un territoire fait à l’esprit. En deux semaines à peine, celui de Whitman connaît une révolution. Bien qu’il soit déjà à l’affût de tout ce qui peut faire poème, il a un déclic dans les hôpitaux devant l’horreur des corps déchiquetés. A Falmouth, il devient infirmier, et redevient poète. D’un même geste, il nourrit les malades et leur parle « avec douceur de tout ce qu’ils veulent entendre, du temps et des saisons, des champs et des fleurs sauvages ». Il trouve auprès d’eux une nouvelle idée de sa nation, qui lui inspirera « un nouveau grand poème sur l’Amérique ».

Ainsi Pyamootoo rend hommage à Whitman, né il y a deux siècles, en décrivant le voyage intérieur du poète. Il donne à voir le monde à travers le regard de l’auteur de Feuilles d’herbe, et mêle ses entêtements aux siens propres, dans ce texte fascinant. Gladys Marivat

« Whitman », de Barlen Pyamootoo, L’Olivier, 160 p., 16 €.

BD : « Politique », de Mazen Kerbaj

« Mon Dieu, je veux te remercier d’avoir créé ce pays magnifique qu’est le Liban, avec ses plages et ses montagnes (…), son climat si doux et sa nature si hospitalière qu’il doit être le pays qui se rapproche le plus de l’idée de paradis sur Terre. (…) Mais est-ce que tu étais vraiment obligé de créer les Libanais ? » On pourrait résumer le nouvel album de Mazen Kerbaj à cette réflexion, sortie de la bouche d’un de ses personnages.

A ceux qui aimeraient comprendre la société libanaise d’aujourd’hui, le dessinateur, originaire de Beyrouth, propose une série de saillies graphiques à mi-chemin entre le gag en une planche et la caricature de presse.

Kerbaj dézingue sans compter tout ce qui cloche dans son pays : la liberté d’expression rudoyée, la laïcité malmenée par le confessionnalisme, la classe politique qui parle beaucoup plus qu’elle n’agit, la violence conjugale, les coupures d’électricité, le désordre endémique, le cynisme des ultra-riches qui relèguent au rang d’objets leurs nounous sri-lankaises… Sans compter une paranoïa collective, exacerbée par l’arrivée d’un million de réfugiés syriens, ces dernières années. Du trait grotesque du satiriste émerge une grande résignation. Teintée d’humour noir, heureusement. Frédéric Potet

« Politique », de Mazen Kerbaj, Arte Editions/Actes Sud BD, 128 p., 22 €.

Roman : « Les Désaccordés », de Joe Dunthorne

Ils hantent les fêtes et les pubs de Londres, sifflant « des pintes de lager forte et fade ». Ils ont la trentaine, vivent en couple avec des « arrangements » qui les rassurent, et disparaissent de temps en temps pour sniffer dans les toilettes, au point d’en ressortir « l’air ahuri, comme s’ils venaient de se croiser eux-mêmes, cinq ans auparavant ».

Ils, les personnages de Joe Dunthorne, forment une bande de bobos fêtards et angoissés dont le héros, un journaliste free-lance du nom de Ray Morris, s’aperçoit bientôt qu’il a « un véritable talent pour le pire ». Et beaucoup moins pour sa paternité annoncée…

Les Désaccordés est le premier roman traduit en français du Britannique Joe Dunthorne, un Londonien né en 1982 au Pays de Galles. En version originale, son titre est plus parlant encore. The Adulterants (« Les adultérants ») désigne le plus souvent les produits chimiques qui dénaturent la nourriture, mais derrière lui on ne peut pas ne pas entendre « ceux qui commettent l’adultère ». Ces adultes errant là où la désolation le dispute à la dérision, l’humour anglais à la pire des mélancolies.

L’art de Joe Dunthorne consiste à mêler tous ces registres pour décrire une génération sans repères, au style de vie savoureux mais totalement artificiel. Un talentueux tableau générationnel doublé d’une réflexion piquante sur « l’idée que l’on se fait de l’innocence ». Florence Noiville

« Les Désaccordés » (The Adulterants), de Joe Dunthorne, traduit de l’anglais par Simon Baril, Gallimard, « Du monde entier », 230 p., 20 €.

Essai. « Culture numérique », de Dominique Cardon

Le pivotement du monde provoqué par la révolution numérique a produit quantité de prophètes du bonheur et de cassandres pointant du doigt un horizon dystopique.

Plus intéressants sont les explorateurs qui essaient aujourd’hui de se frayer un chemin entre le code informatique et les sciences sociales, tel le sociologue Dominique Cardon dans Culture numérique.

Les trois dynamiques de cette culture s’entrecroisent et parfois s’affrontent dans son livre : l’aspiration continue des individus à augmenter leur pouvoir d’agir, l’émergence de formes nouvelles d’organisation et de participation politique, et, enfin, la captation par le marché des sources de données et des algorithmes qui permettent de faire du profit en monétisant les traces de nos activités en ligne.

Il faut entendre l’expression « culture numérique » dans deux acceptions différentes pour bien comprendre l’ambition du livre. Le terme désigne d’abord la culture du numérique : l’ensemble des valeurs contenues dans le code informatique et promues par celui-ci. Dans un autre sens, il s’agit aussi de donner au lecteur les outils d’une culture nécessaire pour mieux comprendre le monde numérique.

Au fil d’une trentaine de chapitres abordant aussi bien l’histoire de l’informatique, les pratiques créatives en ligne, les « fake news » ou le fonctionnement de l’intelligence artificielle, le sociologue montre comment et pourquoi la culture pionnière des inventeurs du Web peut et doit être préservée face aux marchés et aux Etats. Gilles Bastin

« Culture numérique », de Dominique Cardon, Presses de Sciences Po, « Les petites humanités », 428 p., 19 €.