Karen Green est documentaliste à l’université de Columbia. / Document personnel

Elle est à la tête d’une des plus belles collections de BD de New York. Depuis 2005, Karen Green est documentaliste et curatrice d’un fonds de bandes dessinées à l’université de Columbia. Une somme d’albums venus du monde entier, à la disposition des professeurs et étudiants. Grande amatrice de bandes dessinées franco-belges, d’œuvres indé et d’auteurs aux univers très marqués comme Derf Backderf, Kate Beaton, Robert « mais aussi Aileen » Crumb, la documentaliste était de passage début mars à la Monaco Anime Game International Conference (Magic). Rencontre.

Comment avez-vous eu cette idée de collectionner des BD au sein de la bibliothèque de l’université de Columbia ?

J’ai été engagée par Columbia en 2002 comme documentaliste en histoire médiévale. J’ai avant cela étudié pendant douze ans, temps pendant lequel je n’ai jamais rien lu pour le plaisir. Je me suis alors rappelée que j’avais adoré lire des comics, que j’avais été abonnée à Heavy Metal, le Métal Hurlant américain. J’étais une grande amatrice de BD européennes, plus que l’américaine à vrai dire.

Une fois à mon poste, j’ai été curieuse de rattraper le temps perdu. Mais entre 1990 et 2002, beaucoup de choses étaient sorties, les romans graphiques américains commençaient à exploser. Quand je suis tombée sur celui de Paul Hornschenmeaier, Mother Come Home, je l’ai immédiatement dévoré et je me suis dit que mon salaire de bibliothécaire ne suffirait pas et qu’il fallait que j’emprunte ça à la bibliothèque. Sauf que, curieusement, sur le campus, on avait seulement trois romans graphiques en stock : Maus, Persepolis et Palestine. Pourtant c’est un champ culturel en pleine expansion, qui pouvait servir à des dissertations ou travaux académiques ! Du coup, j’ai préparé une argumentation pour les responsables de l’université, pour leur prouver que la diversité de la BD allait bien au-delà de Superman et Spider-Man. Ils ont accepté et m’ont donné 4 000 dollars de budget en 2005. Aujourd’hui, j’en ai 30 000.

A-t-il été difficile de convaincre la hiérarchie de Columbia ?

Cela a été incroyablement facile. J’en suis encore étonnée. Je m’étais basée sur trois arguments. Il y a d’abord ce que je disais, le fait que la BD soit un champ universitaire potentiel. Le second est que Columbia a une école de cinéma et un solide département d’études cinématographiques ; et la connexion entre les comics et le cinéma est désormais très forte. Cela peut être utile aux étudiants d’avoir accès à la matière première. Le troisième argument consistait enfin à rappeler que le nom officiel de l’université de Columbia, c’est « université de Columbia dans la ville de New York ». Or, c’est la ville où est née la BD aux Etats-Unis. C’était donc l’occasion de réunir deux vieilles institutions new-yorkaises.

Combien d’albums avez-vous acquis à ce jour ?

Nous avons environ 14 000 titres différents. Je ne parle pas en nombre de volumes puisqu’il s’agit pour beaucoup de séries. Nous avons des albums dans une douzaine de langues différentes et notamment une large partie en français. Je me rends d’ailleurs au Festival international de BD d’Angoulême chaque année.

Vous avez également des archives d’auteurs de BD et des raretés à Columbia. Est-ce aussi de votre ressort ?

En 2010, le scénariste Chris Claremont, par l’entremise de sa femme, m’a contactée en expliquant qu’il souhaitait donner ses documents de travail à une université et savoir si on était intéressés. Je me suis donc mise en relation avec nos archivistes pour les convaincre de prendre ce fonds qui, par ailleurs, collait parfaitement avec mon projet de collection. Ils ont accepté et m’ont demandé qui d’autre on pouvait avoir. C’est comme ça que je suis aussi devenue curatrice pour la BD et les cartoons.

Karen Green en compagnie des scénaristes de comics Jimmy Palmiotti, Amanda Conner et Chris Claremont lors du MAGIC à Monaco, le 9 mars 2019. / Fabbio Galatioto

Comment choisissez-vous les BD que vous allez mettre dans votre fonds ?

Bonne question, car il y en a tellement et il est impossible de tout acheter… Cela n’aurait pas de sens. Au début, comme j’avais peu de budget et que celui-ci était ponctionné sur le secteur des études américaines, j’ai dû me focaliser sur la BD américaine. J’ai commencé donc à regarder du côté des titres qui avaient reçu les prestigieux prix comme les Eisner, les Harvey et les Ignatz Awards. Ensuite, je me suis rendue dans les conventions, les lancements d’albums et les conférences. J’ai demandé aux gens du milieu de me faire des suggestions. Et c’est comme ça que je me suis replongée et que j’ai commencé à apprendre.

J’ai eu de la chance, car les éditeurs, les dessinateurs et les journalistes de ce milieu sont passionnés, cultivés et partageurs. J’ai aussi lancé un partenariat avec une librairie spécialisée. Quatre fois par an, je leur rends visite et remonte toutes les allées avec le responsable en me demandant : qu’est-ce qui est important ? Qu’est-ce que les gens aiment ? Je me rappelle d’une fois où il m’a dit : « tiens, il y a ce comics qui est très, très, très populaire, mais je ne sais pas trop si c’est pour Columbia, y a des zombies dedans. Je lui ai répondu, écoute, je l’achèterai pour moi et je déciderai pour la bibliothèque après. » Quand je l’ai lu, je me suis rendu compte que c’était bien plus que ça, c’était une critique de la société. Il s’agissait de The Walking Dead.

Tout ça pour dire qu’à la base mon critère principal était : est-ce que ça a un intérêt littéraire ou artistique ? Mais il a désormais évolué vers des questionnements comme : a-t-il un intérêt sociologique un mérite pédagogique ?

Avez-vous constaté une augmentation des travaux académiques dans l’université de Columbia depuis la mise à disposition des BD aux étudiants et professeurs ?

Cela a pris un peu de temps, mais c’est en train de changer, car la collection est restée longtemps minuscule. Nous avons désormais des étudiants de notre programme d’études américaines qui souhaitent travailler sur des sujets en rapport avec le comics. Je dois avoir une douzaine de facultés qui empruntent régulièrement des BD. Et nous avons un professeur dans notre département d’italien qui a écrit un livre entier sur la BD italienne. Nous avons aussi un cours sur le roman graphique américain où intervient Paul Levitz, l’ancien président de DC Comics.

En tant que spécialiste de la BD, et alors que celle-ci connaît un fort rayonnement dans le monde, avez-vous constaté des évolutions récentes dans l’industrie de la BD aux Etats-Unis ?

Un changement intéressant, il me semble, c’est la nette augmentation du nombre de BD européennes traduites et publiées chez nous. Par exemple, Ted Adams, qui a longtemps été PDG du grand éditeur IDW, s’est rendu il y a quelques années au Festival d’Angoulême et est reparti avec une valise entière de titres. Aujourd’hui, cet éditeur publie plusieurs BD européennes comme les Corto Maltese d’Hugo Pratt. Ceux qui avaient l’habitude de traduire des œuvres européennes comme l’éditeur Fantagraphics par le passé s’y sont remis, et différents types d’éditeurs américains se sont lancés. On constate un vrai afflux d’albums inhabituels et magnifiques chez nous.