Action des militants d’Attac devant le siège de Bayer, à La Garenne-Colombes, le 14 mars. Le groupe allemand a présenté, dimanche 12 mai, ses excuses après les révélations d’un fichage présumé illégal pour le compte de sa filiale Monsanto de centaines de personnalités. / PHILIPPE LOPEZ / AFP

Le Monde a eu accès à un document établi à la fin de 2016 par un cabinet de lobbying pour l’agrochimiste, qui a fiché des responsables politiques, des scientifiques et des journalistes français selon leur poids dans le débat sur le renouvellement de l’autorisation du glyphosate.

Bayer, qui a racheté la firme américaine, a présenté ses excuses, dimanche 12 mai. Le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire à la suite de la plainte déposée par Le Monde et un de ses journalistes.

Maud : Existe-il un lien entre le fichage fait par Monsanto et les parlementaires qui doivent remettre un rapport sur le glyphosate ? Il semblerait que le rapport soit en faveur de Monsanto.

S. Ho. : Le fichier a été établi à la fin de 2016. Le rapport n’avait pas encore été commencé. Par ailleurs, ce fichier liste des cibles d’influence – il contient donc autant d’« opposants » que de « supporteurs » du glyphosate.

Alex : Avez-vous connaissance des actions mises en œuvres par Monsanto à partir de ce fichier ? Autrement dit, qu’en ont-ils fait ?

S. Horel : Nous aimerions bien sûr avoir plus de détails sur les actions entreprises par Monsanto pour influencer ces « cibles ». Mais, même si nous avons demandé aux personnalités que nous avons appelées si elles avaient été contactées à un moment ou un autre par Monsanto, ou tout autre acteur, à propos du glyphosate, c’est difficile de le dire…

Cela étant dit, le glyphosate n’a été de nouveau autorisé que pour cinq ans, au lieu des quinze prévus au départ. Donc on ne peut pas dire que l’opération d’influence de Monsanto ait été couronnée de succès.

Jean-Jacques : Quel type de données concrètes contient cette liste ?

S. Ho. : Nous avons décrit le fichier dans nos colonnes, mais c’est aussi bien d’en avoir un aperçu, que vous pouvez avoir dans le sujet réalisé par nos collègues de France 2, avec lesquels nous avons révélé cette information.

Il existe deux tableaux. L’un, intitulé « Monsanto France base de données des parties prenantes – cultiver la confiance Monsanto » contient les nom, fonction et coordonnées complètes de 200 personnalités. Chacune y est classée en fonction de ses positions sur plusieurs thèmes liés aux problématiques concernant Monsanto (agriculture, pesticides, OGM, santé…). Et évaluée selon des échelles allant de 1 à 5 sur leur potentiel à se faire entendre sur une question (« force d’expression »), leur « crédibilité » ou leur soutien à Monsanto.

Un deuxième tableau s’appelle « FR Glyphosate cibles plan interactions ». Les 80 noms environ sont associés à un code couleur qui les répartit entre « alliés », « alliés potentiels à recruter », « parties prenantes à éduquer », « parties prenantes à surveiller ».

Plusieurs colonnes renseignent le degré de priorité d’une rencontre ou interaction, qui doit être le messager (Monsanto, industrie, scientifiques, agriculteurs ou tierce partie), mais aussi quels acteurs-clés chacun peut influencer et par quels moyens (« mémos », « déclarations publiques ou privées », « éditoriaux », etc.).

RGPD : En quoi des opinions exprimées publiquement sont-elles des données à caractère personnel ? En quoi le moyen de la collecte était-il illicite ?

S. Ho. : Votre question est très intéressante, car il s’agit là d’un argument mis en avant par des lobbyistes (voir par exemple la “mise au point” de l’Association française des conseils en lobbying et affaires publiques).

L’immense majorité des opinions collectées n’ont pas été exprimées publiquement

L’immense majorité des opinions collectées n’ont justement pas été exprimées publiquement. Les conseillers des ministres, par exemple, soumis au devoir de réserve, ne s’expriment pas « on the record » dans la presse sur leur dossier. Idem pour le responsable de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Ou encore pour les journalistes dont le travail consiste à rapporter des faits, et non à donner leur opinion (à moins d’être éditorialistes).

Par ailleurs, le consentement des personnalités n’a pas été recueilli, alors qu’il s’agit d’une condition inscrite dans la loi.

Anne : Cette liste est-elle visible quelque part ? L’avez-vous publiée ?

S. Ho. : Non, nous n’avons pas publié ces listings et nous ne le ferons pas, parce que ce fichier est illégal. En revanche, de nombreuses personnalités politiques, associatives ou des confrères nous ont contactés pour nous demander s’ils figurent dans le fichier : nous leur avons répondu à eux et à eux seuls.

Stefan : Y a-t-il des précédents d’entreprises ayant établi de telles listes à des fins de lobbying ?

S. Ho. : Absolument. En 2013, une fuite de documents internes à Philip Morris avait permis de voir le même type de méthodes. On discutait alors à Bruxelles de la directive sur les produits du tabac (adoptée en 2014). Philip Morris avait classé les eurodéputés en fonction d’un code couleur indiquant leur degré d’hostilité à leur industrie. Le laboratoire Servier, fabricant du Mediator, avait également constitué un fichier.

Les réactions des cabinets de lobbying et de relations publiques, à propos du fichier Monsanto, sur les réseaux sociaux laissent penser que cette pratique est courante.

Guillaume : Quelle est la différence avec la cartographie du lobby nucléaire faite par Greenpeace ?

S. Ho. : La cartographie de Greenpeace (« Facenuke ») consistait à visualiser les liens professionnels entre différentes personnalités du « monde » nucléaire, comme par exemple des mandats dans un conseil d’administration, de surveillance, un poste de direction de firme, c’est-à-dire des données figurant dans le domaine public.

Les deux ne sont donc pas vraiment comparables. Le fichier Monsanto est constitué par deux tableaux listant des personnes et leurs opinions sur des sujets à partir de données non publiques.

Werner Baumann, le patron de Bayer (à droite) avec le président du conseil de surveillance, Werner Wenning, lors de l’assemblée générale des actionnaires du groupe, à Bonn, le 26 avril. / Martin Meissner / AP

PPR : Quelle est la conséquence pour Bayer, le nouveau propriétaire de Monsanto ? Comment réagissent-ils ?

S. Ho. : Dimanche, Bayer a présenté ses excuses dans un communiqué. Le groupe allemand a annoncé qu’il ferait appel à un cabinet d’avocats pour évaluer la situation et informerait « toutes les personnes figurant sur les listes des informations recueillies à leur sujet ». Une enquête interne a également été lancée.

AnnieM : Bayer peut- il se séparer de Monsanto ? Clairement, cette acquisition lui est de plus en plus néfaste.

S. Ho. : Les actionnaires de Bayer, réunis lors de l’assemblée générale, le 26 avril, ont refusé de donner quitus au directoire du groupe pour l’année 2018 (55 % ont voté contre, 44,5 % pour, les autres se sont abstenus), rejetant l’acquisition de Monsanto. Les suites devraient être très intéressantes.

Anonyme : L’illégalité probable des pratiques de Monsanto ne pourrait-elle pas remettre en question la décision de prolonger de cinq ans l’autorisation du glyphosate ?

S. Ho. : L’autorisation du glyphosate pour cinq ans a été votée en comité spécialisé à Bruxelles à la fin de 2017. Un soupçon d’influence ou même une influence avérée ne pourrait remettre en question ce vote. D’ailleurs, fichier ou pas, il y a eu influence ! Le lobbying de Monsanto a été bien documenté, par Le Monde notamment.

ClaireK : Je souhaiterais savoir si ce procédé a été utilisé dans d’autres pays.

S. Ho. : Les fichiers que nous nous sommes procurés ne concernent que la France. Mais plusieurs éléments laissent penser que des fichiers semblables existent dans plusieurs pays de l’Union européenne.

Plusieurs éléments laissent penser que des fichiers semblables existent dans plusieurs pays de l’Union européenne

Dans l’un des tableaux constitués par FleishmanHillard, le cabinet de lobbying mandaté par Monsanto, une colonne est prévue pour identifier l’Etat membre (“MS”, pour member state) des personnalités, ce qui laisse penser que d’autres tableaux existent.

De plus, les métadonnées de l’autre tableau indiquent que l’auteur du document est une employée du bureau bruxellois de FleishmanHillard.

Enfin, un courriel du 24 mai 2016 issu des « Monsanto Papers » mentionne les équipes qui ont “travaillé avec FleishmanHillard à l’élaboration d’un plan élargi de sensibilisation ciblée en Allemagne pour permettre au gouvernement de revenir à une position favorable du renouvellement du glyphosate ».

Et c’est aussi FleishmanHillard qui pilote l’opération « Let Nothing Go » (« ne rien laisser passer ») depuis mai 2015. Il s’agit d’un plan de contre-attaque médiatique consistant à défendre Monsanto et le glyphosate dans les médias et sur les réseaux sociaux.