L’image de la femme dans la ville a longtemps été celle d’un être vulnérable. Elle s’inverse progressivement aujourd’hui, la femme étant perçue comme un vecteur de transformation de la cité. / D.R.

Pour Anne Lambert*, sociologue et chargée de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED), les femmes peuvent incarner l’avenir des villes parce qu’elles ont le sens de l’engagement dans la collectivité et de la gestion des finances, qui ne sont autres que le prolongement d’une éducation ancestrale dispensée aux petites filles.

La sociologie urbaine intègre-t-elle la question du rôle des femmes dans la ville ?

C’est à partir des années 1980 que les questions du genre et des rapports sociaux de sexe font leur entrée dans le champ des urban studies, en particulier avec la question des quartiers gays, de leur place dans l’économie symbolique et politique de la ville. Les recherches se multiplient en Grande-Bretagne, au Québec et aux Etats-Unis, d’abord par le biais des géographes, en particulier les géographes critiques féministes. En France, nous commençons tout juste à rattraper notre retard au sujet de l’intersection entre villes et études de genre. Cela fait cinq ans à peine que les sociologues urbains intègrent plus systématiquement dans leurs recherches les inégalités hommes-femmes dans tous les domaines de la ville et de l’habitat. Jusqu’ici, la principale image véhiculée sur le sujet était celle de la femme vulnérable dans l’espace public et la mégalopole…

En quoi cette image vous paraît-elle inexacte ?

Parce qu’elle écrase toute autre forme de rapports des femmes avec l’espace public, le voisinage ou le logement. On les voit uniquement comme de potentielles victimes de prédateurs sexuels et c’est cette idée-là qui devrait dès lors guider l’aménagement et la régulation de l’espace public. Une idée qui, en Europe, charrie son lot de polémiques et de stigmatisations envers des quartiers populaires ou certains hommes d’origine immigrée. En réalité, les femmes occupent d’autres espaces publics et semi-privatifs (rues, commerces, marchés, etc.) et elles ne sont pas chassées de l’espace public. Les relations humaines dans les villes ne se résument pas à de la domination des hommes sur les femmes. Il y a bien d’autres rapports sociaux qui se jouent, notamment entre les hommes eux-mêmes (dont témoigne, par exemple, la recrudescence des violences envers les populations LGBT) ou entre les femmes elles-mêmes. En outre, ce n’est pas dans l’espace public urbain que les femmes sont le plus victimes des violences de genre : c’est dans l’espace domestique, dans le huis clos du logement.

De quel accès à la ville bénéficient les femmes dans différentes régions du monde ?

Les démographes et les anthropologues africanistes montrent bien qu’en Afrique subsaharienne notamment les femmes ont un pouvoir central dans l’économie domestique, comme gestionnaires du logement ; elles effectuent aussi de nombreuses mobilités entre les zones rurales où peuvent résider des ascendants, et les grands centres urbains où elles vivent et travaillent. Mais ce pouvoir des femmes reste largement cantonné à la sphère domestique, et se traduit peu fréquemment par des positions économiques et professionnelles dominantes. Pourtant, il est intéressant de noter que les politiques du développement ont récemment mis l’accent sur le rôle moteur des femmes dans l’économie et la société. Les promoteurs du microcrédit tels Muhammad Yunus puis Esther Duflo revendiquent par exemple le fait de prêter de l’argent d’abord aux femmes, car elles ont fait la preuve d’une gestion tournée vers la communauté, d’un sens de la responsabilité envers l’argent et d’une capacité à rembourser les crédits plus forts que les hommes.

Comment expliquez-vous l’avance des femmes dans ces domaines ?

Parce qu’elles sont socialisées à cela dès leur enfance. Elles ont appris à s’occuper du reste de la famille, de leurs frères et sœurs, de leurs parents, et pas seulement à se préoccuper de leur survie dans la ville. Si leur accès à l’éducation est moindre, celle-ci est aussi moins tournée vers la compétition individuelle. Les politiques du développement passent donc de plus en plus souvent et explicitement par les femmes. On est là à l’exact inverse du paradigme de la femme vulnérable dans la mégalopole.

Les femmes ont-elles le pouvoir de faire évoluer des pratiques, des modes de vie, voire l’aménagement d’une ville ?

Depuis les années 1950, des études de communautés qui ont été conduites dans différentes villes et quartiers (Londres, Montréal, Paris, etc.) ont montré le rôle moteur des femmes dans la sociabilité de voisinage et l’entretien des relations familiales de proximité. Les femmes ont une fonction de régulation de l’ordre social local et ce rôle informel est fort ancien. Cela donne-t-il lieu à des expérimentations de politiques urbaines, à des modes de gouvernance alternatives des villes ? C’est en tout cas l’impulsion qu’avait voulu donner Monique Pelletier, la ministre chargée de la condition féminine en 1979 en France, avec le Plan construction. Le gouvernement voulait inciter les femmes à occuper des rôles moins informels dans la représentation et la fabrique des villes, par exemple en investissant des mandats électifs, des professions comme architectes, paysagistes ou urbanistes. Mais la critique politique de ce modèle résidentiel genré est alors passée quasi inaperçue. Aujourd’hui, les plus grandes agences d’architecture et d’urbanisme qui façonnent les villes mondes sont encore dirigées par des hommes.

Qu’apporte l’élection d’une femme maire à la tête d’une ville ?

Dans beaucoup de pays, on observe que des femmes accèdent à des positions politiques et prennent la tête de villes-monde (Anne Hidalgo à Paris, Clever Moore à Sidney, Fatima Zahra Mansouri, maire à Marrakech jusqu’en 2015, Shraddha Jadhav à Mumbai, etc.). Cela participe d’un mouvement social et politique qui dépasse les frontières : on accorde à ces femmes une confiance plus grande pour créer des villes inclusives et durables, et pour le faire avec le sens du collectif et des responsabilités. Mais n’occultons pas le fait que l’on promeut ici, en politique comme dans les grandes entreprises, les plus diplômées d’entre elles qui deviennent des outils de marketing territorial et de labellisation. C’est ce qu’on appelle « le féminisme élitiste », qui ne concerne qu’un nombre statistiquement très limité de femmes, et qui empêche de penser l’évolution de la situation du reste des femmes. Les femmes maires de grandes villes sont visibles, mais on ne sait pas grand-chose de la division réelle du travail administratif et politique en leur sein (qui occupe les portefeuilles de l’éducation, de la culture, de l’écologie, plutôt que celui des finances par exemple), où les femmes peuvent conserver des positions subalternes, demeurer des petites mains. Du reste, en France, à l’échelle du territoire, on ne compte que 16 % de femmes maires, et 7,5 % de femmes à la tête de structures intercommunales… C’est donc l’arbre qui cache la forêt.

*Anne Lambert a coordonné l’ouvrage Le Monde privé des femmes. Genre et habitat dans la société française, paru fin 2018 aux éditions de l’INED.