Des militants pro et anti-avortement rassemblés devant la Cour suprême, le 18 janvier. / SAUL LOEB / AFP

L’Alabama a voté, mercredi 15 mai, la loi la plus répressive des Etats-Unis en matière d’avortement. Le texte ne prévoit pas d’exception en cas de viol ou d’inceste, et punit de peine de prison, de dix ans à quatre-vingt-dix-neuf ans les médecins pratiquant l’interruption volontaire de grossesse (IVG), sauf en cas d’urgence vitale pour la mère ou d’« anomalie létale » du fœtus.

Le professeur d’histoire spécialiste des Etats-Unis, Corentin Sellin, revient sur cette stratégie adoptée par les anti-avortements pour forcer la Cour suprême à remettre en cause la jurisprudence actuelle, qui date de 1973 et a permis l’autorisation de pratiquer des avortements aux Etats-Unis. « L’élection de Donald Trump a galvanisé les anti-avortement et les a incités à repartir en guerre », estime-t-il.

Cette législation est-elle surprenante de la part d’un Etat comme l’Alabama ?

L’Alabama a toujours été un territoire ultraconservateur, situé en plein cœur de la « ceinture de la Bible », qui rassemble une vingtaine d’Etats du Sud-Est. Pour cet électorat majoritairement blanc et évangélique, l’interdiction de l’avortement a toujours été une revendication primordiale. Ce n’est donc pas surprenant de voir émerger cette loi particulièrement répressive – qui doit encore être signée par la gouverneure. Cette dernière est aussi farouchement anti-avortement, donc même si cela risque de prendre un peu de temps, elle finira sûrement par la ratifier.

Sauf que cette loi restera de toute façon inconstitutionnelle tant que la jurisprudence de 1973 – appelée « Roe versus Wade » permettant l’autorisation de pratiquer des avortements aux Etats-Unis – n’est pas renversée par la Cour suprême.

Il s’agit donc d’une stratégie de la part des anti-avortements pour forcer la main à la Cour suprême ?

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’existe pas aux Etats-Unis d’équivalent de notre loi Veil, c’est-à-dire une législation votée par le Parlement qui autorise l’avortement selon des conditions précises. Le Congrès américain n’a jamais voté une telle loi, par peur notamment de se mettre à dos une partie de l’électorat.

Aux Etats-Unis, ce qui autorise le droit à l’avortement se fonde constitutionnellement sur une interprétation du quatorzième amendement, qui garantit le droit à l’intimité (right to privacy). A l’époque, en 1973 donc, par sept voix contre deux, la Cour suprême avait estimé que ce droit s’étendait à la décision d’une femme de se faire avorter.

Mais cette lecture est combattue avec acharnement depuis plusieurs décennies par les militants anti-avortements. Jusqu’à présent, elle a été restreinte – notamment par l’arrêt de 1992, Planned Parenthood versus Casey, qui fixe des modalités d’avortement pour en réduire notamment le délai – mais a toujours été confirmée sur le fond. La dernière fois, ce fut en 2016, par l’arrêt Whole Woman’s Health versus Hellersted.

Et cette jurisprudence peut toujours être cassée. Or, depuis l’élection de Donald Trump, il y a une majorité de juges conservateurs à la Cour suprême – cinq contre quatre. Donc le but de la manœuvre est bien de pousser les neuf juges à réétudier l’arrêt de 1973, et faire bouger les lignes sur le droit à l’avortement.

Cette « manœuvre » a donc un lien avec la présidence de Donald Trump ?

Avant son élection, Donald Trump, interrogé par Fox News, avait fait part de sa volonté de renverser la jurisprudence Roe versus Wade. Ce qui est assez ironique en soi, puisque dans les années 1990, Donald Trump se disait volontiers favorable l’avortement sur les plateaux télévisés.

Depuis son élection, le président américain a nommé deux juges à la Cour suprême : Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh. Tout prouve que ces deux conservateurs ont des positions anti-avortement. Leur nomination est donc un signal donné à son électorat anti-avortement. Pour rappel, plus de 80 % des Blancs évangélistes ont voté pour Donald Trump.

En outre, l’administration de Donald Trump n’a eu de cesse de restreindre le droit à l’avortement ces derniers mois. Elle a notamment passé récemment une loi qui autorise tous les travailleurs de santé du privé et du public à recourir à leur clause de conscience pour ne pas pratiquer d’avortements. Le président lui-même, depuis plusieurs semaines, emploie dans chacun de ses meetings une rhétorique très violente envers les démocrates, qu’il accuse d’exterminer les bébés, et envers les médecins pratiquant l’IVG, qualifié « d’assassins ».

Donald Trump n’est donc pas à l’initiative directe de la procédure législative, mais il incarne ce renouveau conservateur identitaire et religieux. Son élection a galvanisé les anti-avortement et les a incités à repartir en guerre contre la jurisprudence actuelle. Des lois très restrictives ont ainsi été promulguées dans plusieurs Etats au cours des derniers mois.

Que sait-on de la position de la Cour suprême sur le sujet ?

Si la Cour suprême décide de se saisir du sujet – ce qu’elle peut refuser –, ce sera une décision politique colossale, qui restera dans l’histoire du pays. Or, selon les derniers sondages sur le sujet, 71 % des Américains approuvent la jurisprudence en vigueur. Même chez les électeurs républicains, une majorité, même si elle est un peu moins large, la soutient. Il faut dire que l’arrêt Roe versus Wade reste relativement restrictif et est donc globalement accepté par le plus grand nombre.

Le juge en chef de la Cour Suprême actuelle, John Roberts, a pleinement conscience que son nom resterait lié à cette décision, et, bien qu’il soit un fervent croyant connu pour ses positions « pro-vie », il n’est pas sûr qu’il saute le pas. Preuve de cette hésitation, il s’est allié en février avec les quatre juges progressistes pour bloquer l’entrée en vigueur d’une loi adoptée en Louisiane qui limitait les conditions d’exercer des médecins pratiquant l’IVG.

D’un autre côté, la Cour suprême n’a pas hésité, ces dernières années, à remettre en question des jurisprudences très anciennes. En 2018, elle a ainsi cassé un arrêt vieux de quarante et un ans concernant les négociations collectives et du droit à se syndiquer. Juridiquement, il est donc tout à fait possible que le droit à l’avortement soit remis en question. Mais c’est politiquement que le calcul sera risqué.

Y a-t-il un risque, à terme, que l’avortement soit interdit aux Etats-Unis ?

De fait, le droit à l’avortement est déjà largement remis en question sur une large partie du territoire américain. Dans certains Etats, notamment ceux des Grandes Plaines, les femmes doivent faire des centaines de kilomètres pour trouver un médecin qui pratique des IVG. Elles y sont souvent victimes de situations de harcèlement de la part des militants anti-avortement, qui les prennent violemment à partie.

En revanche, dans d’autres Etats, plus libéraux, le droit à l’avortement est considéré comme un acquis indéboulonnable. On se retrouve ainsi avec une nation où coexistent deux visions diamétralement opposées sur le sujet. Toute la question est de savoir si elles pourront continuer à vivre ensemble, malgré ces divergences sociales de plus en plus évidentes.